Eclairage. Enorme succès en Suisse alémanique, une nouvelle adaptation de «Heidi» débarque dans les salles romandes. Fidèle et plaisante, elle est une pierre de plus au solide édifice du film alpin que le cinéma suisse se bâtit depuis près d’un siècle.
Les deux grands succès 2015 du cinéma suisse se nomment Une cloche pour Ursli et Heidi. Avec respectivement près de 377 000 et 300 000 spectateurs dans les salles alémaniques, où ils sont encore en exploitation, ces deux films permettent aux productions nationales d’atteindre une part de marché honorable – sans être enthousiasmante – de 5,3% pour l’exercice écoulé. Leur point commun: ils sont tous deux adaptés de livres pour enfants ayant pour cadre les montagnes grisonnes. Tandis qu’Une cloche pour Ursli est un bref récit illustré publié par Selina Chönz en 1945, Heidi est ce classique qu’on ne présente plus, écrit par Johanna Spyri en 1880.
Est-ce un hasard si ces deux nouvelles adaptations – il y en a eu d’autres, évidemment beaucoup plus en ce qui concerne Heidi – connaissent un tel succès? Peut-être pas. Renvoyant à la grande tradition du Heimatfilm, et plus encore à celle du Bergfilm (film de montagne), ces œuvres, célébrant la mère patrie, sont peut-être, au-delà de leurs qualités, un symbole du repli sur soi et de la peur de l’altérité tels qu’ils se sont manifestés dans le vote du 9 février 2014 et l’acceptation de l’initiative populiste contre l’immigration de masse. Un phénomène dans le fond comparable à ce qui a pu se passer dans les années 30, où, dès la montée en puissance du IIIe Reich, le public suisse a largement plébiscité les films indigènes lui renvoyant l’image d’une Suisse où il fait bon vivre.
Comme l’écrivait en 2004 l’historien Hans Ulrich Jost dans un article intitulé Cinéma et politique en Suisse (in Le cinéma au pas, sous la direction de Gianni Haver, Ed. Antipodes), c’est de cette époque que date l’émergence du mythe de l’identité: «Des politiciens et des critiques de la société se trouvaient face au constat que le cinéma n’était pas seulement porteur d’une conscience privée ou sociale, mais qu’il lui était aussi possible de transmettre une identité nationale, des valeurs politiques, soit aussi des intérêts extra-économiques.»
Paradis perdu
En décembre dernier, Ingrid Tomkowiak, professeur à l’Institut des études de culture populaire de l’Université de Zurich, abondait dans un entretien publié sur Swissinfo.ch: «On observe ce phénomène à chaque crise, qu’elle soit économique, politique ou même sanitaire. Lorsque le monde apparaît comme incertain, que les gens ne savent pas si la paix perdurera ou s’ils pourront conserver leur emploi, le besoin de trouver un endroit où l’on se sent en sécurité augmente.» Et sur l’alpage où Heidi va garder les chèvres avec Peter, paysage de rêve préservé du temps, on se sent bien. «Les gens se sentant menacés par les migrants sont certainement à la recherche de ce paradis perdu», avance Ingrid Tomkowiak.
Comme le cinéma américain a très vite mis en scène la conquête de l’Ouest (on date la naissance du western à 1903, avec la sortie de The Great Train Robbery), le cinéma suisse a, dix ans après sa naissance officielle, commencé à filmer la montagne. En 1917, Eduard Bienz signe avec Der Bergführer un drame alpin qui va ouvrir la voie à un genre qui sera très en vogue les décennies suivantes.
Ce film inaugure la tradition du Bergfilm qui, dès les années 30, «au-delà des implications idéologiques, offre à l’industrie touristique suisse en crise un support publicitaire qui peut la relancer», écrit en outre Hans Ulrich Jost. Mais plus encore, le Bergfilm met en exergue des «clichés dominant la politique culturelle bourgeoise-conservatrice». Autrement dit, les films de montagne seraient de droite. Ou, du moins, véhiculeraient des idées de droite. Raison pour laquelle, peut-être, cette tradition sera dans les années 1960-1970 dynamitée par une génération de cinéastes désireux de rompre avec son côté carte postale.
Ces films de rupture, Seraina Rohrer, directrice des Journées de Soleure, qui viennent de s’achever, en a programmé cinq à l’enseigne de «la montagne expérimentale». Un miniprogramme présenté en partenariat avec le Musée alpin, qui propose actuellement un imposant film-collage retraçant un siècle de films de montagne (lire ci-contre). Pour elle, il ne faut pas confondre Heimatfilm et Bergfilm. Si les seconds, dans leur acception canonique, proposent une romantisation des Alpes, les premiers célèbrent plus largement les valeurs de la Confédération et ses grands mythes (le premier Guillaume Tell date de 1912) et ont, durant les deux guerres, été perçus comme des moyens de se distancier de la belliqueuse Allemagne.
Folklore d’épinal
«La montagne fait partie de notre identité, c’est donc normal qu’on la questionne», explique Seraina Rohrer en citant quelques productions qui ont contribué à la désacraliser, comme Die Sage vom alten Hirten Xeudi und seinem Freund Reiman (1973), de Hans-Jakob Siber, une sorte d’opéra rock qui oppose à des images quasi ethnographiques une musique assourdissante. Ce film, comme d’autres montrant la vraie et dure réalité de la vie montagnarde, a été froidement accueilli à sa sortie.
Au contraire de Heidi et d’Une cloche pour Ursli, qui de leur côté misent sur un folklore d’Epinal. Deux longs métrages que la directrice des Journées de Soleure a appréciés pour leur maîtrise artistique et leur casting, et la manière intelligente dont ils s’adressent au jeune public. «Heidi veut devenir écrivaine, Ursli a le caractère d’un résistant. Les enfants peuvent s’identifier à leur destin.»
«Le cinéma aime les sujets identitaires, poursuit de son côté Frédéric Maire. Les premières choses que les réalisateurs suisses ont filmées, ce sont donc en gros les montagnes et Guillaume Tell.» Et le directeur de la Cinémathèque suisse de lister quelques classiques que le Bergfilm a laissés à la postérité, comme Visages d’enfants (Jacques Feyder, 1923), Rapt (Dimitri Kirsanoff, 1934) ou L’âme sœur (Fredi M. Murer, 1985). Mais pour lui, le succès de Heidi et d’Une cloche pour Ursli ne s’explique pas par le fait que ces films s’inscrivent dans la longue tradition du Bergfilm. Ils sont plus prosaïquement liés à la notoriété des livres de Johanna Spyri et Selina Chönz.
Et en ce qui concerne Heidi, cette notoriété dépasse largement – au contraire d’Ursli, qui a attiré moins de 7000 spectateurs en Suisse romande – la Suisse alémanique. La nouvelle adaptation qu’en propose Alain Gsponer (les premières étaient américaines, la dernière, hormis une série télé, a été réalisée en 2001 par Markus Imboden) a dépassé le million de spectateurs en Allemagne et, avant même de sortir sur une cinquantaine de territoires, est devenu le film suisse le plus vu à l’étranger. Mérité: fidèle à l’œuvre de Spyri mais sans empester la nostalgie, il parvient avec beaucoup d’habileté à faire ressortir la modernité du récit – Heidi en figure féministe plutôt qu’en héroïne UDC. Il y a quelques années, les milieux du cinéma suisse ne parlaient que du populaire de qualité. En voici un fort bel exemple.
«Heidi». D’Alain Gsponer. Avec Anuk Steffen et Bruno Ganz. Suisse/Allemagne, 1 h 45. Sortie le 3 février.
Avant-premières le 30 janvier, en présence d’Anuk Steffen et Alain Gsponer, à Neuchâtel (Rex, 10 h), Sion (Arlequin, 14 h 30) et Aigle (Cosmopolis, 16 h); le 31 janvier, en présence d’Anuk Steffen et Bruno Ganz, à Lausanne (Pathé Flon, 10 h 45) et Genève (Pathé Balexert, 13 h 30).




