David Brun-Lambert
Rencontre. Célébrés cette année par le festival Antigel, les artistes new-yorkais Philip Glass et Lucinda Childs sont issus d’une aventure menée dans les espaces désaffectés de Manhattan où s’inventaient des avant-gardes créatives décisives.
New York, début des sixties. Malgré son statut de phare artistique d’Amérique, Big Apple n’offre que peu de lieux propices à l’épanouissement de nouveaux langages créatifs. Déterminés à établir des plateformes d’échanges interdisciplinaires, une poignée d’innovateurs se mobilisent alors. Parmi eux: Jonas Mekas, père du cinéma indépendant américain. Sous son impulsion, un nouvel épicentre des avant-gardes s’organise au creux de lofts industriels reconvertis en carrefour des arts contemporains.
«Je n’ai que peu de temps. Posez vos questions.» Brut, direct: tel se présente à nous Jonas Mekas, 93 ans, dont l’œuvre cinématographique colossale sera en mai prochain saluée durant Art Basel. Regard bleu paralysant, gestes pressés, charisme autoritaire, le saint patron d’un septième art radical se rencontre dans son vaste appartement-atelier niché au cœur d’une ancienne usine de Brooklyn.
Autour, un désordre indescriptible: documents d’archives par centaines, livres, machines antiques ou bobines de films en 8 mm et 16 mm. La plupart recèlent des instantanés d’une vie disparue, quand Manhattan abritait la construction d’avant-gardes créatives forgées dans le secret. Cet underground devenu depuis un patrimoine culturel mondial et dont les hérauts se nomment Philip Glass, Lucinda Childs, Yoko Ono ou Andy Warhol. Pour point commun: tous ont fait leurs premiers pas publics sous les auspices de Jonas Mekas.
Mutation
«Au début des sixties, conte le cinéaste, après l’avènement de la beat generation (Jack Kerouac…) et des expressionnistes abstraits (Jackson Pollock…) dix ans plus tôt, il existait une forte volonté chez les artistes de mélanger leurs disciplines alors en pleine mutation. Le happening s’imposait dans le théâtre, la danse contemporaine connaissait de nouvelles directions avec Merce Cunningham, John Cage et La Monte Young bousculaient la musique contemporaine. Toutefois, il n’existait que peu de lieux à Manhattan où ces innovations pouvaient se rencontrer. Voilà pourquoi j’ai fondé «l’undeground cinémathèque» dans SoHo: une plateforme d’échanges où tous les artistes pouvaient venir s’exprimer et échanger autour des thématiques qui les passionnaient. Parmi elles: les relations entre le temps et le mouvement, entre l’objet et ce qui le constitue.»
1962. Personne ne s’aventure plus dans SoHo (South of Houston Street). Depuis le départ des principales manufactures new-yorkaises pour les banlieues au cours des années 1940, entrepôts et usines textiles aux façades cuivrées («cast-iron») gisent comme abandonnés, attendant d’être rasés. Dans ce cœur industriel éteint peuplé d’espaces nus et bon marché naît alors une première adresse autour de laquelle les courants artistiques à la marge bientôt s’organisent: 80 Wooster Street.
«A cette époque, il n’existait pas de réseaux de distribution pour le cinéma indépendant américain, explique Jonas Mekas. Pour cette raison, 23 cinéastes et moi-même avons créé la Film-Makers’ Cooperative cette année-là. Dans SoHo, les loyers étaient dérisoires. On s’est donc installés dans un large espace qui comprenait un sous-sol où a longtemps vécu George Maciunas, fondateur du mouvement artistique Fluxus.»
Inspirations
Avant que les premières galeries indépendantes apparaissent progressivement dans SoHo, le 80 Wooster accueille ainsi les premiers concerts de Philip Glass («Il revenait tout juste d’Inde, se souvient Jonas Mekas, et gagnait encore sa vie comme taxi»), les pièces expérimentales de Richard Foreman, les performances de Yoko Ono ou les créations de Trisha Brown, alors à la tête du groupe Judson Dance Theater cofondé avec la chorégraphe Lucinda Childs. Dans le public: Robert Frank, Robert Rauschenberg, John Lennon, Salvador Dalí ou Andy Warhol, habitué des lieux. «C’est ici qu’Andy a forgé son éducation cinématographique, rappelle Jonas Mekas, intime du pape du pop art avec qui il tourna Empire (1964). Et également ici qu’il a rencontré Paul Morrissey et Gerard Malanga, futurs collaborateurs de ses principaux films.»
Dix années après le début de l’aventure secrète poursuivie au 80 Wooster, SoHo concentre la plus importante communauté d’artistes aux Etats-Unis. «Peintres et sculpteurs travaillaient alors sur de larges formats qui nécessitaient de l’espace et le recours à des techniques de production industrielle, précise l’artiste Richard Serra, figure du minimalisme américain dont Philip Glass fut notamment l’assistant.
Comme les lofts dont regorgeait ce quartier répondaient aux besoins nouveaux des créateurs, ils ont tous fini par être colonisés.» De même que les échoppes abandonnées qui le jonchaient: s’y installent les plateformes pluridisciplinaires The Kitchen ou White Columns, la boutique éphémère du collectif Fluxus ou «l’anti-restaurant » Food, cofondé par l’artiste Gordon Matta-Clark – dont le festival Antigel s’est inspiré des «œuvres sur site» pour fonder son lieu central cette année.
Problème: si la ville tolère que ces espaces soient réquisitionnés comme ateliers, il demeure toujours strictement illégal d’y habiter. «Alors même que George Maciunas multipliait l’ouverture de coopératives dans SoHo, se souvient Jonas Mekas, les promoteurs ont exercé une pression sur le maire John Lindsay afin de «déréguler» les lois immobilières qui encadraient ce quartier. Une fois fait en 1973, les loyers ont brusquement augmenté et la gentrification a débuté.» En quelques mois, un tissu culturel tout entier se trouve alors balayé, une population aisée s’appropriant les lofts que des artistes fauchés sont contraints de leur abandonner. Autour, galeries commerciales luxueuses ou boutiques et restaurants prétentieux bientôt apparaissent. SoHo devient un shopping center à ciel ouvert. Et le 80 Wooster l’enseigne d’un fabricant de pulls en cachemire.
L’underground? Il s’est déjà réorganisé dans la partie sud-est de la ville. En rupture avec les innovations menées une génération plus tôt, ses héros nommés Jean-Michel Basquiat, Keith Haring ou Sonic Youth le nourrissent cette fois de punk rock suffoqué, de disco mutant ou de pop culture turbulente. L’autre peau de Big Apple. Et un pan supplétif apporté à notre héritage culturel commun. Antigel l’a compris qui, pour sa nouvelle édition, conte à travers les venues genevoises de Philip Glass, Lucinda Childs, Lee Ranaldo, Bruce Brubaker ou du jeune prodige rap Le1f, une histoire méconnue des avant-gardes souterraines new-yorkaises.
Festival Antigel, du 29 janvier au 14 février, www.antigel.ch
Lucinda Childs, Philip Glass & Sol LeWitt, «Dance», Bâtiment des Forces motrices, Genève, du 1er au 3 février, 20 h 30.
Lee Ranaldo (ex-Sonic Youth): L’Epicentre, Collonge-Bellerive, 7 février, 20 h.
Philip Glass & Philip Glass Ensemble, «Koyaanisqatsi» (ciné-concert), Victoria Hall, 13 février (20 h) et 14 février (17 h).