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La chronique de Jacques Pilet: vive Dada!

Jeudi, 28 Janvier, 2016 - 05:57

1916. L’Europe à feu et à sang. Hurlements nationalistes. Pacifistes sans voix. Et voilà qu’une poignée d’artistes décident d’adresser un gigantesque pied de nez à la folie humaine. Ils s’y engagent, avec un humour provocateur, dans un pays resté à l’écart de la guerre, dans une ville bourgeoise et tranquille: Zurich.

Le mouvement Dada – un nom trouvé par hasard – est né le 5 février 1916, avec l’ouverture du Cabaret Voltaire, Spiegelgasse 1 (rouvert), dans ce Niederdörfli mal famé à l’époque, à deux pas de l’appartement où Lénine préparait la révolution russe. Ses créateurs, Hugo Ball et sa compagne Emmy Hennings, tous deux Allemands, réussirent à faire venir dans ce lieu et dans plusieurs autres cafés des dizaines d’artistes et d’intellectuels, presque tous exilés. Un seul nom suisse au début: épouse de Jean Arp, peintre et sculpteur franco-allemand, Sophie Taeuber, peintre, danseuse, femme aux innombrables talents… qui figure sur le billet de 50 francs. Le pilier de la communauté était le grand Tristan Tzara dont on pourra redécouvrir les œuvres à l’occasion de cet anniversaire. Francis Picabia, Marcel Duchamp, Man Ray… Tous eurent leur période Dada. Cette avant-garde débouchera plus tard sur le surréalisme qui allait marquer l’art et la pensée de tout le siècle.

Aujourd’hui, la Zurich officielle rend à Dada un hommage qui dominera l’agenda de toute l’année. Des dizaines d’expositions, d’événements divers. Et même un bal costumé au Kunsthaus le 13 février. Il y a quelque ironie à voir la liste du comité de soutien: tous les pontes y sont, les grands bourgeois que les dadaïstes tournaient en bourrique de toutes les façons. On ne savait pas cette sage et riche cité ainsi portée vers l’esprit anarchiste qui fait table rase de toutes les certitudes artistiques et politiques. Qui casse les mots et les images puis les réinvente. On réentendra ces jours des poèmes écrits dans une langue imaginaire.

Cet accès unique de colère créatrice et jubilatoire a fait frissonner l’Europe. De Zurich, les artistes extravagants ont essaimé à Paris, Berlin, Cologne et ailleurs. Ce qui frappe aujourd’hui, c’est qu’ils ne cherchaient ni gloire personnelle ni fortune. Ils voulaient, au sein d’une communauté, tourner ensemble les pages du passé, révéler des talents et des voix. Le Cabaret Voltaire était ouvert à chacun.

Quels seraient les moyens artistiques, aujourd’hui, de faire sauter les baudruches qui accablent nos sociétés? Le dessin parfois. La littérature? On attend encore ses éclats fracassants.
L’art contemporain? Il revendique cette fonction provocatrice. Mais, victime de son succès, il est devenu d’abord une machine à faire de l’argent dans un jeu pervers d’autovalorisation. Et faute d’un souffle révolutionnaire, il s’éparpille entre mille «performances» pitoyables ou talentueuses. Partout célébré, il est guetté néanmoins par l’insignifiance.

On ne va pas le bouder pour autant.

Ainsi on s’interrogera sur la portée d’une prochaine exposition du Centre culturel suisse de Paris, intitulée Quelques trous du cul et un aspirateur automatique. La dessinatrice Karoline Schreiber présentera une série de portraits d’anus inconnus. Ceux qu’elle nous laisse voir pour l’instant sont allusifs et sages, quasiment décoratifs. Lors du vernissage, l’artiste dessinera à même le sol. Puis elle lâchera sur l’œuvre un aspirateur-robot muni de stylos qui s’activera de façon aléatoire.

Ridicule? Peut-être. Peut-être pas. Les dadaïstes n’auraient pas dédaigné cette forme d’autodérision. Mais ce qu’ils auraient préféré, c’est le geste de Simon Brodkin, le comique britannique qui, en pleine conférence de presse, devant les caméras du monde entier, aspergea Sepp Blatter de faux dollars. Un chef-d’œuvre de subversion dadaïste. Et dans la ville même où, il y a cent ans, les insolents allumèrent leur mèche.

Cette chronique, vous l’aurez compris, n’est pas une analyse du monde. C’est une invitation à chacun d’imaginer sa façon personnelle, privée ou publique, en mêlant la colère, la distance et l’humour, de réagir aux discours préfabriqués, aux émotions manipulées, aux harangues pédantes. Vive Dada!

jacques.pilet@ringier.ch

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