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Tzvetan Todorov: «Il faut refuser la violence par la violence»

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Jeudi, 7 Janvier, 2016 - 05:52

Interview. L’essayiste Tzvetan Todorov publie un essai bref, émouvant et roboratif sur notre faculté de résistance. En revenant, dans «Insoumis», sur huit figures emblématiques de résistants contemporains ou historiques, de Mandela à Snowden, il nous invite à un sursaut éthique et politique.

Dans votre dernier livre, vous présentez huit figures d’«insoumis». Vous en faites des modèles. Mais qu’ont en commun Boris Pasternak et Edward Snowden?

Une partie de ces insoumis s’engagent dans un combat contre un adversaire concret, d’autres pour avoir la possibilité de dire la vérité, toute la vérité, dans l’espace public. Parmi cette seconde catégorie, je place les écrivains russes Boris Pasternak et Alexandre Soljenitsyne. Celui qui leur ressemble aujourd’hui, c’est Snowden. Tous trois s’opposent à des règlements, à des structures ou à un régime. Pasternak a voulu dire la vérité sur la vie en Russie telle qu’il la ressentait, sans tenir compte des règles. Soljenitsyne a révélé la réalité des goulags. Snowden, lui, a mis en lumière la surveillance généralisée exercée par la NSA, l’agence secrète de la sécurité des Etats-Unis.

Vous n’avez pas retenu Julian Assange?

Mes choix sont subjectifs. Ils dépendent de mes affinités personnelles. Cela dit, on peut argumenter: Snowden est une figure plus exemplaire qu’Assange, parce qu’il ne donne pas l’impression de prendre plaisir à jouer un rôle, de vouloir jouer un rôle. Snowden s’efface derrière l’action qu’il accomplit. D’ailleurs, il ne l’accomplit pas seul, puisqu’il a confié aux journalistes les informations qu’il a trouvées, parce qu’ils savent mieux que lui comment protéger l’existence des individus qui figuraient sur ces documents. Snowden est plus pur.

Pourquoi ce livre aujourd’hui? Ces personnalités n’ont-elles pas reçu toute l’attention qu’elles méritaient?

On n’a pas assez mis en évidence, à mes yeux, le mécanisme qui leur a permis de devenir des insoumis. Pour prendre l’exemple de Mandela, tout le monde aujourd’hui, ou presque, l’admire, mais je ne suis pas certain qu’on soit conscient que son geste décisif a été la découverte de l’humanité de ses gardiens de prison. En cellule, il a subi une véritable conversion en se rendant compte que ces individus pouvaient lui manifester une forme d’humanité, malgré tout. Et que lui-même pouvait, dans son combat contre l’apartheid, s’appuyer sur cette même hypothèse d’humanité chez les autres. Jusque-là, on pensait que l’apartheid ne pouvait se résoudre que par une guerre. Pourtant, lui, il ne choisira pas de répondre à la violence par la violence.

L’insoumission exige d’abord de pardonner à l’ennemi?

Oui, à sortir de la violence en miroir. Prenez la mystique juive Etty Hillesum, tuée à Auschwitz en 1943. Elle redoutait qu’on puisse imiter l’ennemi, qu’on se mette à le haïr à son tour. Nous le savons par ses écrits: elle cultivait un amour cosmique et refusait de nourrir la haine en elle.

L’insoumission ne nécessite pas forcément une action politique?

Etty Hillesum n’a pas agi à un niveau politique. Elle était même hostile à toute traduction politique de ses sentiments. Elle nous permet de nous rendre compte que, avant tout, il faut travailler son propre être, sa propre conscience. Il y a une phase de Soljenitsyne qui dit: «La ligne de partage du bien et du mal ne passe pas entre les pays ni entre les partis, mais au cœur de chaque être humain.» Il rejoint ainsi le message d’Etty Hillesum.

Avez-vous été, dans votre vie, que ce soit au niveau politique ou dans votre pensée, un insoumis?

Je crois plutôt que cette insoumission m’a manqué dans certaines circonstances, et que mon intérêt pour le thème vient du besoin de comprendre les raisons de ces manques.

Au cœur de votre livre, il y a la question de la morale. Les personnalités que vous évoquez ont suivi leur propre morale. Quitte à désobéir aux lois?

Dans certains cas, bien sûr, on peut et on doit désobéir aux lois, et donc être prêt à subir les conséquences de ces insoumissions. Toutes les lois ne sont pas bonnes. Pourtant, on ne peut généraliser: si chacun suivait à tout moment les seules recommandations de sa morale, la vie collective serait difficilement vivable, le comportement de nos voisins étant devenu totalement imprévisible. La désobéissance civile doit rester une exception. Et il faut aussi tenir compte de la nature du régime dans lequel on vit.

Vous regrettez que la politique se préoccupe peu de morale. La France, par exemple, est «dirigée par une oligarchie politico-économique» et «la logique du marché s’étend à toutes les dimensions de la vie». Aspirez-vous à un renouveau moral?

Il y a une séparation utile, jusqu’à un certain point, entre les perspectives morales et politiques. Il ne faut pas soumettre la politique à la morale, ou l’inverse, cela produit des résultats catastrophiques. Mais cette séparation ne doit pas être totale non plus. Dans nos démocraties libérales, on ne demande pas à nos hommes politiques d’être des incarnations de la vertu, mais on est en droit de leur demander une qualité humaine, pour avoir l’assurance qu’ils ne sont pas là juste pour conquérir le pouvoir et bénéficier de ses avantages.

La morale n’a pas quitté les discours publics, l’Eglise l’invoque souvent…

Les personnes dont je parle, de Malcolm X au militant pacifiste israélien David Shulman, adressent leurs exigences à eux-mêmes. Ce n’est jamais du moralisme. Ces personnes ont donné leurs propres choix de vie en exemple possible. C’est en cela que résidait leur action morale. Elles ont adopté pour elles-mêmes une forme d’exigence, et du coup leurs actes ont acquis une plus grande force, y compris dans l’espace public. La morale, ce n’est pas le catéchisme ni les prêtres qui la diffusent.

Ces insoumis sont-ils des résistants?

En français, le mot résistant a une signification historique beaucoup plus étroite, et je ne voulais pas choisir ce titre pour cette raison. Mais il peut s’appliquer également aux figures que j’ai choisies. Insoumission et résistance sont les deux temps d’un même mouvement: le premier est plus négatif, vous rejetez ce qui est imposé. Durant le deuxième temps, plus positif, vous élaborez une stratégie.

Aux dernières élections fédérales, près d’un tiers des Suisses ont voté pour l’UDC, sur des arguments xénophobes. Comment résister à ses slogans?

Ce type de parti fait appel à la parcelle d’égoïsme que nous avons tous en nous. Le besoin d’y résister me paraît un principe. Mais quelles formes doit prendre cette insoumission? Je ne m’avancerai pas. Il y a des gestes, des postures, qui correspondent à chaque Etat. Je ne peux qu’être sensible au fait d’avoir vu Mme Merkel exprimer il y a peu son côté humain et insister, comme Etty Hillesum, en disant qu’il ne faut pas suivre «ceux qui ont de la haine dans le cœur».

Vous critiquez le messianisme qui pousse les Occidentaux à intervenir par la force en Libye ou aujourd’hui en Syrie, sans penser à l’afflux de réfugiés que ces frappes engendreront. Un afflux dont joue l’extrême droite en Europe. Etre insoumis, en tant que citoyen, n’est-ce pas refuser de céder à la peur, aux amalgames?

Ce que vous décrivez est, certes, une attitude recommandable, mais elle n’entraîne pas vraiment un risque pour celui qui l’assume, elle n’est donc pas une insoumission, plutôt un refus du conformisme, un appel à la rationalité.

Vous avez bien connu la résistante Germaine Tillion, qui figure dans votre livre. Comment était-elle?

Je me suis pris d’une grande admiration pour elle et j’ai essayé de l’aider dans les dernières années de sa vie, notamment pour ses publications. J’ai agi activement pour son entrée au Panthéon, en tant que président de l’Association Germaine Tillion. C’était une personne au comportement exemplaire. Mais, au quotidien, elle ne donnait pas du tout cette impression! Très vive d’esprit, bonne vivante, elle n’obéissait pas aux normes de la politesse et pouvait avoir son franc-parler avec n’importe qui. C’était très rafraîchissant. Elle pouvait me chanter de petites chansons populaires de sa jeunesse pour me faire comprendre de quoi elle parlait. Les mêmes qu’elle avait chantées en camp de concentration. J’ai été très impressionné par le fait que, durant sa longue existence − elle a vécu cent ans! −, elle a constamment fait les choix moraux et politiques qui me semblent avoir été les bons.

Pourquoi sommes-nous si soumis aujourd’hui?

Il est beaucoup plus facile de suivre l’opinion commune, les avis du gouvernement, les choix recommandés par les grands médias, plutôt que de chercher par soi-même la vérité, de soumettre les évidences à un doute systématique. Du reste, personne ne peut le faire tout le temps, cela exigerait une énergie infinie. Mais il y a des circonstances où cela s’impose, ce sont de tels cas que je décris dans ce livre.

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