Dehors, Paris en état d’urgence, presque en état de guerre. Dedans, le poids d’un autre malheur porté par un artiste allemand né en mars 1945, quelques semaines avant la capitulation du IIIe Reich. L’histoire – passée, présente, future – respire à souffle lourd de part et d’autre du Centre Pompidou. Elle donne une singulière densité à la rétrospective des tableaux, sculptures et installations d’Anselm Kiefer.
Une exposition monumentale, comme le sont souvent les formats picturaux de l’artiste: 150 œuvres réparties dans dix salles et 2000 m2. Sans compter la grande cabine en tôle installée dans le hall d’entrée: elle se visite de bas en haut, reprenant une citation de Goethe: «En montant vers les hauteurs, enfonce-toi dans l’abîme.» Les photos prises par Kiefer tout au long de sa vie pendent dans le vide. Au lieu d’être transparent, le support de ces films de vie est en plomb, opacifiant la possibilité du souvenir. Mais en rappelant aussi que le métal était celui des alchimistes, qui le croyaient capable de produire la lumière d’un autre monde.
L’histoire et la mémoire: le monde d’Anselm Kiefer puise sans cesse à ces deux sources. Qu’il s’agisse d’inscrire la culpabilité du nazisme dans de hautes pâtes, de réactiver la mythologie germanique, d’esthétiser les ruines, d’évoquer la kabbale, d’enchâsser dans des vitrines les symboles croulant de l’âge industriel. L’ensemble est monstrueux, presque caricaturalement allemand avec sa pesanteur, son épaisseur, ses forêts archaïques, sa mélancolie, ses Faust et Celan et Heidegger, sa puissance expressive. Mais il y a aussi de l’ironie et de la satire dans cette œuvre qui, pour être tournée vers un noir passé, résonne dans cet hiver 2015-2016. Qu’est-ce que l’inquiétante étrangeté sinon le signe de quelque chose d’enfoui en profondeur, mais toujours prêt à ressurgir?
«Anselm Kiefer», Centre Pompidou, Paris, jusqu’au 18 avril.