Camille Lavoix
Voyage dans ces îles à la faune exceptionnelle, où Charles Darwin étudia la diversité des espèces vivantes. De ses observations, il élabora sa théorie sur la sélection naturelle.
Il y a septante ans, alors que les îles Galápagos n’apparaissaient que sur quelques cartes, un petit point noyé dans l’océan Pacifique au large de l’Equateur, les journaux à scandale s’emparaient du mystère des Wittmer. Ce couple allemand à la recherche du paradis perdu fonda son foyer (Margaret était enceinte) dans une ancienne cave de pirates sur l’île Floreana, l’une des plus reculées.
«Satan est arrivé à l’Eden», écrivait plus tard Margaret. Plus exactement, ses voisins étaient arrivés: un dentiste-philosophe mordu de solitude et de nudisme et une prétendue baronne française accompagnée de deux amants, bien décidée à ouvrir l’hôtel Paradiso pour les futurs millionnaires s’aventurant sur l’île. L’hôtel n’ouvrit jamais. La baronne disparut avec l’un de ses amants, l’autre mourut momifié par le soleil. Le dentiste, empoisonné. Seuls les Wittmer survécurent au paradis.
Ils furent les premiers à transporter les visiteurs dans leur petit bateau de pêche. Au début, une poignée de scientifiques sur les traces de Darwin qui élabora là sa théorie sur l’évolution. Aujourd’hui, les petits-enfants des Wittmer possèdent trois yachts et embarquent quelques aventuriers privilégiés à la découverte des îles, un vrai sanctuaire resté vierge à 97%, inaccessible et protégé. Bienvenue à bord.
Le capitaine du Tip Top III nous attend avec deux consignes: retirer nos chaussures et siroter un cocktail avec l’équipage. La déconnexion est immédiate pour les dix passagers venus d’Angleterre, de Suisse, d’Australie et des Etats-Unis. Pas de réseau, pas de wifi, pas de chichi non plus. Le luxe du yacht sert à recharger les batteries entre deux expéditions. On pressent déjà qu’au dîner il n’y aura point de robes longues ni de nœuds papillons. L’accessoire de rigueur sera sûrement une paire de jumelles pour attraper le plus d’étoiles filantes ou de baleines au vol.
A peine le temps de découvrir nos cabines ouatées que le yacht largue les amarres sur la première île, Santa Cruz, réputée pour ses flamencos. «Wet landing», nous prévient le guide. «Atterrissage mouillé», donc, en sautant de l’annexe au sable blanc, plus fin que de la poudre. Toujours pieds nus, il suffit de quelques foulées pour endosser la casquette d’un Robinson.
Les élégants oiseaux roses sont bien sûr au rendez-vous, dansant le moonwalk sur leurs frêles pattes pour débusquer quelques crustacés. La magie réside surtout dans l’imprévu, aux îles Galápagos: la nature est sauvage, la chaîne alimentaire en mouvement constant et la cohabitation souvent déroutante. Les crabes, véritables œuvres d’art aux motifs tribaux et orangés, piétinent allégrement les iguanes pour les débarrasser de leurs parasites; les lézards escaladent les lions marins pour gober leurs mouches. Le tout à quelques centimètres du visiteur, qui ne sait plus où mettre les pieds. Il ne s’agirait pas d’écraser les œufs des tortues géantes.
Deux cents kilos en slow motion, deux cents ans à scruter la carte postale dans laquelle elles se meuvent. Ces tortues des Galápagos ont donné leur nom aux îles et leur lot de légendes: elles maudiraient les visiteurs aux mauvaises intentions.
A tout juste 26 ans, le jeune naturaliste Charles Darwin jette l’ancre deux semaines aux Galápagos, un arrêt décisif durant son tour du monde. Il scrute ces fameuses tortues et prend des notes: sur les îles aux arbres perchés, le cou de l’animal s’allonge pour pouvoir manger les feuilles. En revanche, sur les autres îles couvertes d’arbustes, les tortues présentent de petits cous. S’adapter ou mourir, serait-ce une condition pour vivre dans ce paradis terrestre?
Evolution et révolution
Le jeune Anglais s’interroge et collecte des pinsons aux Galápagos. A son retour, il se rendra compte que, malgré des ancêtres communs, les oiseaux aussi présentent des becs différents suivant s’ils s’alimentent de cactus ou de graines sur leur bout d’archipel. Finalement, en 1859, paraîtra De l’origine des espèces, le livre où Darwin expose que les espèces vivantes ont seulement une poignée d’ancêtres communs et qu’elles ont évolué suivant la désormais célèbre sélection naturelle.
Une vraie révolution scientifique, à méditer de retour sur le pont supérieur du yacht. Le soleil se couche sur d’anciennes caves de pirates dont les trésors sont retrouvés de temps à autre, dernièrement par un autochtone ayant égaré sa chèvre. Malheureusement, les pirates ont fait fi de la malédiction et exterminé presque toutes les tortues pour manger leur chair.
Sur l’île Isabela, les bébés tortues, tenant dans la paume de la main, sont protégés les premières années afin d’éviter leur extinction. Tous les trésors des Galápagos sont éphémères: le phénomène El Niño, des pluies torrentielles à l’époque de Noël, pourrait détruire le fragile écosystème des îles. Les volcans grondent, prêts à cracher leur lave.
Sur l’île Santiago, notre prochaine étape, l’éruption a eu lieu hier... Enfin presque: c’était il y a à peine cent ans. La lave a dessiné des motifs dont s’inspire aujourd’hui Tiffany pour ses bijoux. Nous sautillons sur les ondulations d’une mer noire pétrifiée par le feu. L’envie d’accrocher les reflets bleus des pierres à ses oreilles, parfaitement assortis avec la mer, est irrésistible, pourtant, on ne prend ni caillou ni grain de sable aux Galápagos. Quelques étrangers sont toujours en prison pour avoir «prélevé» un iguane ou un corail.
Béatitude ou agonie, c’est selon
Etrange comme les voyageurs n’arrivent plus à lâcher l’archipel, alors que ses habitants ont des sentiments bien plus mitigés à son égard. Tous les trois mois environ, ils doivent se faire déparasiter. A la longue, le manque d’eau propre devient source de maladies, et de simples brossages de dents ou douches signent le début des ennuis. Pas de compensation pourtant, la plupart des spots de rêve des Galápagos ne sont accessibles qu’en bateau, obligatoirement accompagné d’un guide. Le délectable isolement des vacances peut se transformer en une vie paisible, reculée de tout, ou une longue agonie, c’est selon.
Pour l’heure, la chaleur est étouffante, on plonge avec délices à la recherche de requins, de raies géantes, de poissons multicolores, d’otaries et de manchots. Ceux des Galápagos sont parmi les plus petits du monde, à peine 30 centimètres de haut, tout en délicatesse. La clochette sonne, un succulent repas est servi. On finit par flotter nous aussi dans cette routine parfaitement orchestrée. Entre chaque excursion, Cendrillon est passée, laissant les chambres impeccables. Un petit coup de fatigue après de longues brasses et escalades? Un chocolat 100% made in Equateur est glissé sous l’oreiller.
Un concentré d’expériences
Cap sur l’île Genovesa, l’une des plus inaccessibles. Ses parois s’élèvent devant nous bien au-delà du niveau de la mer. Un escalier encastré dans la roche, baptisé «les marches du prince Philippe» depuis la visite du duc d’Edimbourg, mène au sommet de l’île aux oiseaux. Ce que les documentalistes animaliers attendent des années durant se déroule ici en cinq minutes. Des oiseaux extrêmement rares comme le fou à pieds bleus, tel un Playmobil à qui on aurait encastré des pattes d’un bleu trop turquoise, naissent dans une fourrure cotonneuse, se font la cour, sifflent, bâillent à gorge déployée, se reproduisent. Telle une nuée d’abeilles autour d’un pot de miel, des milliers d’oiseaux se volent leurs proies en plein vol.
Sept îles plus tard, le mal de terre nous prend aux tripes. Retour sur celle de Santa Cruz, près de l’aéroport. Pour se consoler d’un retour imminent à la réalité, passage obligé au marché du village. Les pêcheurs, armés de tuyaux d’eau et de bâtons de bois, tentent vainement de repousser l’assaut coordonné des pélicans et des lions de mer. Les animaux essaient de récupérer le fruit de la pêche, entreposé sur quelques tables pour être vendu aux voyageurs. Peine perdue, ces derniers sont bien trop occupés à rire aux éclats pour sortir leur portemonnaie.
Reste la galerie d’art ou la maison de la peintre anglaise Sarah Darling en guise de machine à remonter le temps. Autour d’un thé et entourée de tous les chats rescapés de l’île, elle égrène ses souvenirs avec Johanna Angermeyer, la fille de l’un des premiers arrivants allemands. Le sourire aux lèvres, elles se rappellent comment elles devaient récupérer l’eau de pluie il y a vingt-cinq ans. Les deux femmes se souviennent de «ce vieux fax aux prix rédhibitoires», leur seul lien au continent. Pas même de bateau à l’époque.
Aujourd’hui, force est de constater que les maisons ont poussé comme des champignons. «Terminado», a pourtant annoncé le gouvernement équatorien. Une réforme des îles devrait entrer en application sous peu, s’orientant vers un tourisme d’élite uniquement, augmentant les prix de l’entrée sur l’archipel et des croisières. Quelques privilégiés viendront au compte-goutte, dit-on.
On s’habitue si vite au paradis, pourtant. Pourra-t-on revenir? Voir passer une otarie joueuse sous l’eau cristalline au petit-déjeuner ou dorer sur le pont supérieur, la brise marine dans les cheveux, un bon bouquin rempli des légendes des îles à la main. «Ce n’est pas l’espèce la plus forte qui survit, ni la plus intelligente, mais bien celle qui s’adapte le mieux au changement», écrivait Darwin après son expédition aux Galápagos. Reste à savoir si nous voulons vraiment nous adapter au retour à la civilisation.
Croisière de 8 jours à partir de 3000 dollars (billet d’avion Quito-Galápagos inclus). Ce prix n’inclut pas le vol international ainsi que les 100 dollars d’entrée au parc naturel. www.rwittmer.com
DES LIEUX DE CARACTÈRE
Seulement 3% des Galápagos sont habités, mais les intrigues de la population, compilées dans le documentaire «Galapagos Affairs», avec les voix de Cate Blanchett et de Diane Kruger, valent le détour. Pour ceux qui préfèrent dormir sur terre que dans un bateau, deux options s’imposent.
L’hôtel des Angermeyer, des pionniers allemands dont l’histoire passionnante est racontée par leur fille Johanna dans un livre salué par la critique. On prend le petit-déjeuner dans l’ancienne cave de pirates qui fut la première maison de famille, tout en profitant du confort de chambres modernes et lumineuses, de la meilleure vue de l’île au bord de l’eau et de l’attention particulière – en français – de Marie-Lou, manager québécoise. Ne pas hésiter à demander que l’on vous indique l’autre demeure de la famille, à quelques mètres. Un cousin Angermeyer l’a arrangée à la façon d’un musée.
Entre 200 et 400 dollars la chambre double.http://angermeyer-waterfront-inn.com
Le Royal Palm, l’hôtel le plus luxueux de l’île, où tous les richs and famous posent leurs valises, comme le prince de Galles ou encore Angelina Jolie et Brad Pitt pour leurs fiançailles. Au-delà du standard élevé des villas et de l’espace, la clé est l’isolement le plus total. L’hôtel dispose de ses propres tunnels de lave, l’occasion d’une belle balade privée.
Entre 300 et 1000 dollars la villa.