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BARBARIE La culture comme rempart

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Jeudi, 24 Décembre, 2015 - 05:32

Sauvagement attaqué en mars dernier par des djihadistes, le musée du Bardo à Tunis est aujourd’hui vide de visiteurs étrangers. Mais la célèbre institution fait le pari de la culture comme antidote au poison fondamentaliste. Et comme baromètre de la transition démocratique. Avec l’appui d’autres pays, solidaires des «musées blessés».

«Les extrémistes, eux aussi, ont une culture. Celle de l’ignorance. A nous tous de la combattre avec nos propres armes. C’est bien une bataille dont il s’agit. Il faut armer les jeunes contre les tentations de l’obscurantisme. Une tête bien faite grâce à l’éducation et à la culture, c’est la meilleure protection contre les menaces actuelles et à venir», note Moncef Ben Moussa dans son bureau du musée du Bardo, à Tunis.

Le directeur du plus ancien musée d’Afrique, le plus richement doté en trésors du passé après celui du Caire, a pleinement conscience de sa responsabilité. Son musée a été attaqué en mars dernier par des terroristes de nationalité tunisienne, qui ont tué 21 touristes étrangers. Comme à Charlie Hebdo, comme au Bataclan, comme les destructions archéologiques au Moyen-Orient, c’est le vaste monde de la culture qui était ici visé par l’Etat islamique. S’attaquer à elle, c’est dynamiter ses valeurs de partage, de diversité, de tolérance. Et affaiblir au passage les pays touchés par cette insupportable violence. «Leur but, c’est de nous isoler, de couper les ponts qui nous relient au monde», soupire Moncef Ben Moussa.

Fréquentation en chute libre

Cela marche, hélas. En ce jour de semaine, le musée du Bardo est quasi vide. Pas l’ombre d’un touriste, une présence naguère coutumière en décembre. Seuls quelques jeunes Tunisiens parcourent le labyrinthe de salles, de couloirs et d’étages de l’institution, notamment réputée pour abriter la plus importante collection de mosaïques romaines du monde. Le Bardo accueillait il y a quelques années encore 50 000 visiteurs par mois. Il n’en enregistre plus que 5000. «Il s’est passé un phénomène curieux, poursuit Moncef Ben Moussa, un archéologue promu à la tête du musée il y a deux ans. Après l’attaque de mars dernier, notre fréquentation n’a pas baissé. C’était un excellent signe de résistance contre la terreur. Je répète toujours que de ne plus venir ici, de renoncer à visiter la Tunisie, c’est faire le jeu des extrémistes. Mais après l’attentat de Sousse en juin, où des touristes ont de nouveau été visés, tout s’est effondré. Du jour au lendemain, nous n’avons presque plus eu de visiteurs étrangers.»

Médina déserte

Ce vide se confirme lorsqu’on marche dans la capitale tunisienne. Dans les ruelles anciennes de la médina, les marchands sont désœuvrés. Le soir, l’avenue populaire Habib-Bourguiba est certes couverte de monde, de gens sur les terrasses des cafés, d’une foule volubile devant le théâtre municipal, qui s’apprête alors à donner un concert de musique classique. Comme si les Tunisois voulaient montrer qu’ils n’ont pas peur, malgré l’attentat sauvage contre la garde présidentielle du 24 novembre, en dépit de la présence oppressante des policiers et des militaires en ville. Mais pas de touristes à la ronde.

Le musée du Bardo était l’attraction majeure des visiteurs étrangers à Tunis. A juste titre. Sa visite est un éblouissement de découvertes préhistoriques, puniques, numides, judaïques, romaines, islamiques, ottomanes, espagnoles. Des dizaines de milliers d’années d’une histoire multiculturelle et multireligieuse marquée par des pièces admirables. La gigantesque mosaïque, à l’entrée, du Triomphe de Neptune; les chefs-d’œuvre grecs retrouvés dans l’épave d’un navire antique, au large de Mahdia; le seul portrait connu du poète Virgile, lequel rappelait souvent: «On se lasse de tout, sauf d’apprendre.»

Le Bardo conserve aussi le plus ancien monument de culte religieux connu à ce jour: l’Hermaïon d’El Guettar, un petit tumulus de pierres et d’os édifié il y a quarante millénaires en faveur de l’esprit d’une source. Ainsi que le Coran bleu de Kairouan, l’un des achèvements les plus célèbres des arts de l’islam. Mais les salles qui offrent habituellement au regard ces témoignages uniques du passé sont fermées.

Ou plutôt, elles ne le sont pas encore. Le Bardo s’est considérablement agrandi depuis 2009, se dotant d’un nouveau bâtiment qui flanque le musée logé depuis 1888 dans un ancien palais. Sept salles restent encore à aménager d’ici à la fin de l’année prochaine, espère Moncef Ben Moussa.

Mais l’argent manque, ainsi que la bonne structure administrative, actuellement très byzantine. Le catalogue du musée date d’il y a trente ans, bon nombre de notices des œuvres sont à corriger, les lampes qui éclairent certaines mosaïques clignotent dans une lente agonie incandescente. Tant à faire.

Instrumentalisation de la culture

Le potentiel est là. Surtout auprès des plus jeunes, dans le pays même, explique le directeur. Longtemps, le pouvoir tunisien a instrumentalisé la culture du pays à des fins économico-touristiques. Cela n’a pas beaucoup changé après le printemps arabe, ample contestation des pouvoirs autocrates déclenché il y a cinq ans en Tunisie. Mais récemment, remarque Moncef Ben Moussa, quelque chose a changé: «Tout se passe comme si les Tunisiens étaient en passe de se réapproprier leur propre culture, pas seulement celle des arts vivants. J’observe la venue de plus en plus fréquente au musée d’enfants et d’adolescents avec leurs parents, de classes qui viennent de tout le pays, même des régions les plus éloignées de Tunisie. Notre Ministère de la culture, désormais dirigé par Latifa Lakhdhar, compte évidemment dans ce changement. La culture est désormais le meilleur baromètre de notre transition démocratique. Penser aux visiteurs de l’étranger est bien sûr important. Il est encore plus nécessaire d’attirer les Tunisiens eux-mêmes, d’instruire les plus jeunes, de leur montrer que ce pays s’est toujours construit sur le dialogue, en particulier avec d’autres cultures et d’autres religions.»

«Transition démocratique»: l’expression est bien choisie dans un pays qui, s’il est l’un des plus ouverts de l’Afrique du Nord, persiste à emprisonner des homosexuels ou des artistes surpris à fumer un joint. Le quartet du dialogue pour la démocratie tunisienne a certes obtenu le prix Nobel de la paix 2015 mais, là aussi, il reste beaucoup à accomplir.

Trafic d’antiquités

La Tunisie vit de surcroît dans la menace croissante des djihadistes de la Libye voisine, une zone de non-droit qui facilite également les fouilles clandestines et le trafic d’antiquités. Des saisies de pièces archéologiques en transit ont été opérées en Tunisie. Elle-même sur le qui-vive pour ce qui est de son patrimoine, d’un intérêt et d’une diversité historiques sans beaucoup d’équivalents dans la région. Les autorités du pays sont conscientes de l’enjeu, surtout du nettoyage culturel perpétré à grande échelle par le fondamentalisme guerrier. Une réunion du Conseil international des musées (ICOM) s’est tenue en novembre dernier au musée du Bardo. Et la Tunisie vient d’être élue membre du comité du patrimoine mondial de l’Unesco.

Autre signe positif: le soutien au Bardo par d’autres institutions muséales. Depuis début décembre, le Musée archéologique national d’Aquilée, dans le Frioul italien, expose une dizaine de pièces romaines en provenance du Bardo. Les liens sont forts: l’Aquilée antique, au nord de l’Adriatique, a elle aussi connu une harmonieuse coexistence entre les Romains, les Juifs, les Grecs, les Alexandrins, les Nords-Africains. Elle était également un important centre de réalisation de mosaïques de haute qualité, comme la Tunisie à l’époque. Deux millénaires plus tard, ce destin partagé est attaqué au sud et l’est de la Mare Nostrum.

L’Italie, par décision gouvernementale, a décidé de réagir et de montrer son soutien à «l’archéologie blessée», comme elle l’appelle. L’exposition des chefs-d’œuvre du Bardo à l’Aquilée n’est qu’un début. Sur un rythme semestriel, le Musée archéologique national accueillera d’autres institutions victimes de l’iconoclasme contemporain, qu’elles soient égyptiennes, syriennes ou sans doute irakiennes, malgré les difficultés à faire sortir aujourd’hui des pièces anciennes d’Irak en raison de lois draconiennes. «Seule la réaffirmation des valeurs de la culture et de l’histoire commune permettra de vaincre l’aveugle violence et la barbarie de ceux qui voudraient proposer d’improbables chocs de civilisation», notait récemment Sergio Mattarella, président de la République italienne, à propos de l’initiative de l’Aquilée.

Droit d’asile culturel 

La France, elle aussi, tend la main à cette culture blessée. Le 18 mars dernier, jour même de l’attaque au Bardo, François Hollande lançait au siège de l’Unesco le principe d’un droit d’asile pour le patrimoine archéologique des pays martyrisés par les extrémistes islamiques. La France a décidé d’apporter son aide à la protection des sites irakiens et à la formation des scientifiques sur place. Le Louvre-Lens proposera l’an prochain une grande exposition consacrée à la Mésopotamie, source vive de notre civilisation, avec la collaboration de l’Irak.

Rien de tel pour l’heure en Suisse. Malgré des antécédents notoires, comme l’accueil à Genève des collections espagnoles pendant la Seconde Guerre mondiale et, plus récemment, de biens historiques en provenance de Gaza. En n’oubliant pas l’exil bâlois jusqu’en 2006 des trésors afghans.

Eteignoir

«Oui, décidément, ne connaître, ne vouloir connaître qu’une seule culture, la sienne, c’est se condamner à vivre sous un éteignoir», écrit l’historien Paul Veyne dans son admirable et récent essai Palmyre (Ed. Albin Michel). Selon lui, les saccages des islamistes n’ont d’autre but que de nous montrer qu’ils sont différents de nous, qu’ils veulent rompre avec nous et qu’ils méprisent notre culture commune, n’acceptant que la leur. Or, celle-ci, comme le répète Moncef Ben Moussa, ne repose que sur l’inculture et le déni de la vie. «Les terroristes qui viennent nous attaquer n’ont plus conscience d’eux-mêmes, surtout de la valeur de l’existence. Ils veulent nous imposer une histoire, unique, insensée, alors que la nôtre est le résultat de dizaines et dizaines d’autres histoires. C’est une véritable maladie. Je crains qu’elle ne se propage encore.» Amer constat.

La visite du musée du Bardo livre toutefois un autre message. Celui d’un irrépressible élan vital nourri par d’innombrables célébrations artistiques de Dionysos, d’Eros, de fêtes, de la joie, de la beauté, de l’érudition, de la ronde des saisons, de la vie quotidienne heureuse des êtres humains lorsqu’ils savent vivre ensemble.

On sort de là en se disant que, malgré tout, la vie et la culture l’emporteront bien un jour. 

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Luc Debraine
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