Portrait. Délégué du CICR, journaliste, fonctionnaire, auteur de polars… L’écrivain Daniel Abimi a eu plusieurs vies, plusieurs facettes. Fils d’un immigré albanais et d’une Saint-Galloise, né à Lausanne, il aime les zones frontières, là où les hommes se révèlent, ou disparaissent.
A quoi pense-t-il? S’il a le contact facile, sait écouter les autres, Daniel Abimi se confie peu. Et lorsqu’on passe le rideau de son aimable sourire, c’est une profonde mélancolie que l’on observe dans son regard, parfois des déchirures. Comme dans ses livres. Deux polars plutôt sombres, Le dernier échangeur et Le cadeau de Noël, et aujourd’hui la biographie intense d’une personnalité lausannoise hors du commun (lire page 61).
Journaliste, délégué du CICR puis fonctionnaire à l’Etat de Vaud, c’est par le roman noir que Daniel Abimi est entré en littérature; noir comme le double expresso qu’il vient de commander au bar du café Espresso Ambulanz d’Oranienburgerstrasse. Nous sommes à Berlin, où il passe quelques jours pour suivre les travaux entrepris dans son appartement. Il l’a acheté il y a six mois, à Mitte, au centre géographique de la capitale allemande, dans ce qui était le secteur Est à l’époque du mur. «Cela devient un endroit à la mode. Mon appartement se trouve juste à la limite des rues où viennent s’installer les bobos et de celles où vivent encore les traditionnels habitants du quartier, des gens assez pauvres.»
Au début, le père…
Daniel Abimi semble toujours s’être tenu à la frontière de deux mondes. De gré ou par la force des choses. Son histoire, comme pour bien des fils, débute par celle de son père. Nazim Abimi est né en 1928, dans la vallée de Presevo, au sud de la Serbie. Une enclave musulmane en terre orthodoxe, des Albanais entourés de Serbes. La famille vit de ses terres agricoles, puis arrive la guerre. En 1948, Nazim est soldat sur la frontière avec l’Italie. Il déserte, est condamné à mort par contumace. «Il appartenait à une unité chargée de désarmer les partisans et je sais qu’à l’époque il y a eu des massacres dans la région.» Quel cauchemar fuit Nazim? «Il est mort, je ne peux plus lui poser la question.» Les cauchemars des pères hantent-ils les fils? Daniel Abimi hausse les sourcils. A quoi pense-t-il?
Depuis Trieste, Nazim participe à l’exfiltration d’hommes fuyant la Yougoslavie. Une nuit, il est pris sous un feu nourri, prend une balle dans les poumons. La Croix-Rouge l’envoie à Leysin pour s’y faire soigner. Puis il arrive à Lausanne, où il ouvre un petit bazar et rencontre Marguerite. Saint-Galloise, elle est venue en Suisse romande pour apprendre le français. Daniel naît le 9 janvier 1965, avec trois semaines de retard sur le terme. L’accouchement est difficile, il n’y aura pas d’autre enfant. «J’ai appris depuis tout petit à apprivoiser la solitude. Elle ne me fait pas peur.» Il grandit à la rue Etraz, dans l’arrière-boutique paternelle, tandis que sa mère fait bouillir la marmite grâce à son salaire de secrétaire.
«Je me souviens de Daniel adolescent, confie Béatrice, sa «sœur» de cœur. Il était beau, toujours habillé de noir. Un peu mystérieux. J’étais amoureuse de lui. Nous nous sommes perdus de vue après l’école, puis retrouvés par hasard. J’ai été épatée de découvrir son parcours. Il m’avait toujours dit qu’il voulait être journaliste, travailler au CICR et devenir écrivain.» Pendant ses études, Daniel Abimi gagne sa vie comme chauffeur de taxi. Il fréquente assidûment les boîtes de nuit lausannoises. Beaucoup d’Albanais y travaillent, il a ses entrées. Il boit beaucoup, bavarde avec les danseuses nues et les prostituées. «Je n’avais pas assez d’argent pour leur offrir du champagne ou pour monter avec elles. Alors je les écoutais.»
Journalisme et alcool
En 1989, presque par hasard, il fait ses offres à une agence de presse lausannoise. C’est le début d’une carrière qui le mènera de l’agence AIR à 24 heures et à la Gazette de Lausanne, avec une prédilection pour le journalisme local. Pour la rencontre avec les anonymes qui peuplent la ville vaudoise, pour leurs faces obscures quand il s’agit de faits divers. Le bar de la tour Edipresse est à l’époque plus animé que les salles de rédaction. Beaucoup de journalistes y refont le monde et les journaux à coup de vin blanc et de Ballentine’s. Daniel en est. Il a une sacrée descente et des rêves écornés à revendre. Son foie ne suit pas, le médecin lui conseille d’arrêter la bibine.
En 1996, il se rend compte que sa formation de journaliste équivaut, pour le CICR, à un diplôme universitaire. Il tente sa chance, est engagé. «J’étais amoureux depuis des années d’une femme qui, elle, ne l’était pas. J’en souffrais beaucoup. Peut-être que je l’ai fuie…» Pendant dix ans, il parcourt l’Afrique et un peu l’Afghanistan. Il en apprend beaucoup sur lui, un peu sur le monde, en reste aujourd’hui encore profondément marqué. Marqué par la violence des «prédateurs», ceux qui imposent leur loi au plus faibles, les rançonnent, les violent, les torturent. La mort le frôle plusieurs fois mais il s’émerveille des paysages africains, quand, perdu au fin fond du Zaïre, loin des combats, des cris et du sang, il rejoint, solitaire, les hauts plateaux d’où on a l’impression de contempler les origines du monde. L’alcool le reprend à Kaboul. Bagarre dans un bar, scandale, il est rapatrié, décide de quitter le CICR. Il retrouve le journal 24 heures, Lausanne, les bars. La ville et ses plaisirs, ses démons.
Les cheveux gras du héros
Et il va devenir écrivain. «Un matin, en allant au boulot avec une énorme gueule de bois, je me suis rendu compte que mes cheveux étaient encore gras, malgré la douche. J’ai pensé que ça ferait un bon début de roman policier. Arrivé au bureau, j’ai écrit: «Lundi. Le cheveu encore gras de la veille, ça faisait un moment que Rod fixait un point lumineux sur l’écran de son ordinateur.» C’est le début du Dernier échangeur, son premier livre. «J’ai mis des années à l’écrire, notant les phrases lorsqu’elles arrivaient, abandonnant, reprenant. Plus de dix ans jusqu’au mot fin.» Il est édité par Bernard Campiche, c’est une réussite, la naissance d’un auteur. «J’aime les intrigues policières, oui. Mais pour moi, le polar est surtout une manière de raconter le monde, la vie.»
En 2010, il quitte le journalisme pour devenir fonctionnaire à l’Etat de Vaud. Chargé de missions stratégiques, rattaché au Département des finances et des relations extérieures de Pascal Broulis. Il n’aime pas en parler, par peur qu’on puisse imaginer qu’il use de sa position pour se faire éditer, pour faire parler de lui. «Un réflexe de fils d’immigré», dit-il. Le souci de rester discret, de chercher et de trouver un sens aux choses, loin des lumières du spectacle de la société. Loin des apparences. Son père est mort en 1992 du cancer. Sa mère en 2001, lors d’une balade en montagne. «Il avait 64 ans, elle 63. Moi, j’en ai aujourd’hui 50… Je me demande si j’ai été un bon fils.» A quoi pense-t-il?
Sobre, peut-être serein
Cela fait deux jours que nous arpentons Berlin et Daniel Abimi a bu des litres d’eau minérale, du café, du thé… De nouveau sobre depuis quelques années. «Je suis allé aux Alcooliques anonymes, mais j’ai arrêté. Je ne voulais pas remplacer une addiction par une autre», sourit-il. Pas d’alcool, mais du gras. S’il oublie souvent de manger, d’où sa dégaine de chat de gouttière, quand il se met à table, ce n’est pas pour chipoter dans son assiette. Il en a fait la preuve à la brasserie Berliner Republik en engloutissant un énorme jarret de porc. C’est un restaurant populaire, une de ses bonnes adresses à Berlin. «J’ai acheté cet appartement pour le jour où je serai à la retraite. Je viendrai m’installer ici. J’aime cette ville. Je la découvre en faisant des cercles concentriques, avec Alexanderplatz et sa tour de la télévision comme point central.» Des cercles concentriques, comme lorsqu’il explore la vie, la sienne et celle des autres. Avec peut-être son père au centre. Un père presque analphabète: lui deviendra journaliste. Un père arrivé en Suisse grâce à la Croix-Rouge: il sera délégué du CICR. Un père proscrit dans son pays: il est fonctionnaire à l’Etat. Un père qui ne raconte pas sa vie: il est écrivain.
Quel sens trouve-t-il à la vie? «Pour ce qui est de la vie en général, je ne sais pas. Pour la mienne, je travaille à en donner un.» Il sourit, à quoi pense-t-il? Un bourdonnement signale qu’il a reçu un message sur son téléphone portable. Le centième en quarante-huit heures. Il le regarde discrètement. C’est qui? Une femme? «Je l’ai rencontrée il y a quelques jours, au vernissage de mon dernier livre. Après ceux des deux premiers, j’avais rejoint, célibataire, un appartement vide.» Tu es amoureux? Le regard de Daniel Abimi s’illumine. Pour la première fois depuis que nous nous connaissons, il n’y a pas d’ombre dans ses yeux. Je sais à qui il pense.
«Le Baron». De Daniel Abimi. Bernard Campiche Editeur, 304 p.
Dans la peau du Baron
Il fut une figure mémorable des nuits lausannoises des années 70-80. Daniel Abimi lui a offert sa plume le temps d’un livre singulier et très réussi.
Il se prénomme Laurent mais se faisait appeler le Baron. Toujours affublé de sa canne et de son monocle, il s’était construit un troublant personnage. Dans les années 70 et 80, le Baron fut le patron du Johnnie’s, une célèbre boîte lausannoise fréquentée par les homosexuels et située dans un sous-sol de la rue Etraz. «Un lieu sans interdit où se côtoyaient au même bar truands milanais, travestis parisiens, assureurs introvertis, étudiants aux goûts sophistiqués mais encore incertains et tous ceux qui n’aimaient simplement pas la lumière du jour.» Après avoir écrit deux polars, Daniel Abimi prête aujourd’hui sa plume et sa voix à Laurent. Un très beau récit de vie, écrit à la première personne, un livre émouvant, drôle et triste à la fois, sobrement intitulé Le Baron.
Daniel Abimi a le regard perçant et l’écoute attentive. C’est un homme qui aime les gens et la ville, en particulier sa ville, Lausanne, où il situait déjà ses deux premiers livres. Pendant plusieurs mois, tous les dimanches à 16 heures, il a posé son dictaphone devant le Baron. Résultat: douze entretiens de deux heures, un million deux cent mille signes une fois retranscrits. Cette masse d’informations, l’auteur l’a ensuite patiemment élaguée, puis sculptée phrase après phrase pour rester au plus près de la parole du Baron.
Tout en créant le suspense – il nous laisse très vite entrevoir que l’aventure va mal se terminer – Daniel Abimi a conservé les digressions de son interlocuteur, ses retours en arrière, ses brusques accès de pudeur, son émerveillement gourmand, ses «nom de Dieu!» et ses «putain!». «Je voulais qu’en lisant le livre on l’entende lui. Et finalement, ça collait bien. Sa façon de parler correspond à ma façon d’écrire», se souvient-il.
Au fil des pages, le bonhomme se dessine, complexe et gargantuesque, avec ses côtés louches, son langage cru et cette humanité généreuse qui pourrait être le fil rouge de sa vie. Chaque chapitre porte un titre volontairement accrocheur qui met le lecteur en appétit, lui offre un repère dans cette vie zigzagante. «Une jeunesse à la campagne ou la préface d’une vie de fesses» inaugure le récit. Le Baron y évoque sa naissance un 25 décembre – «j’ai jamais aimé cette date» – son enfance à Lussy-sur-Morges, les femmes de sa famille, toutes «d’excellentes cuisinières». On y apprend comment pêcher la truite avec un gant, attraper les écrevisses ou nettoyer les boyaux du cochon. On y découvre le goût du Baron pour la bonne chère, une passion qui va l’amener à choisir le métier de restaurateur. Avec un premier emploi dans une brasserie bernoise où le chef fait disparaître les restes en nourrissant les rats.
Daniel Abimi, et à travers lui le Baron, possède l’art de planter un décor, d’esquisser une géographie personnelle et subjective. Avec lui, Lausanne devient une scène de théâtre où chaque boutique et chaque commerçant tiennent leur rôle. Certains lecteurs se souviendront, les autres vont imaginer l’époque où les voitures pouvaient encore descendre la rue de Bourg. Et le cœur du récit, bien sûr, c’est la grande époque du Johnnie’s, avec ses fêtes mémorables, ses notables venus en cachette assouvir leurs penchants inavouables, l’alcool, la drogue, un besoin éperdu d’amour pour certains.
Et puis le sida est arrivé. Il y eut aussi le meurtre d’une jeune femme au Johnnie’s. Un an plus tard, la boîte fermait. Mais pour le Baron, la vie ne s’est pas arrêtée là. Elle a continué, différemment. Et elle continue toujours. Mireille Descombes