Eclairage. Affichant encore hier les codes outrés de l’hypermasculinité, le rap américain admet ses sympathies gays alors qu’émerge une scène «queer rap» conquérante.
David Brun-Lambert
Micro short fluo, soutif panthère, talons aiguilles et perruque platine, un rappeur déboule triomphant sur scène en clamant: «I’m a beast, I’m a freak» («Je suis une bête, je suis un monstre»). Là, un déluge de beats minimaux et de basses sauvages s’occupent de tenir en respect un public stupéfait. Scène droit sortie d’un cabaret postapocalyptique? D’un scénario de David Lynch jamais tourné? Non. L’amorce d’un concert de Mykki Blanco, artiste phare d’une vague hip-hop postgenre américaine qui bouleverse désormais les règles d’une industrie longtemps fondée sur les totems d’un machisme bon marché.
Le hip-hop est un commerce. Son but n’est pas d’appeler à la révolution politique ou sociale, mais principalement de vendre une marchandise ciselée par l’industrie musicale à un jeune public majoritairement blanc, issu de la classe moyenne et désireux de se ficher le grand frisson à peu de frais. De là l’immense succès remporté dès 1988 par le «gangsta rap». Son machisme outrancier, sa violence théâtrale, sa misogynie de mise, son homophobie bas du front. Des codes douteux qui, selon l’universitaire californien Derek Murray, trouvent leur source dans le «récit national étasunien» entre violence, racisme séculaire et instabilité de l’identité masculine afro-américaine.
«Bitches» et «Faggots»
Durant l’ère Reagan, un archétype nouveau naissait alors: le «gangsta», héritier de l’homme noir, fort et fier qu’avait autrefois chanté James Brown. Mais une figure cette fois condamnée à survivre dans une société hypercompétitive établie sur les piliers du consumérisme. S’affichant comme le reflet odieux des contradictions d’une époque narcissique, ce «bad nigger» revendiqué fourguait dès lors sa camelote fondée sur la misère, la subversion à tout prix et l’affirmation d’une virilité magnifiée. Signes les plus pathétiques de cette stratégie marchande: les femmes traitées comme des tapis («bitches») et les gays comme la lie («faggots»). L’homosexualité dans le rap? La question demeurait strictement taboue. A ce point qu’on ne voyait plus qu’elle…
Et des échos insistants sont peu à peu parvenus d’outre-Atlantique, affirmant qu’une scène rap LGBT (pour lesbien, gay, bisexuel et transsexuel) s’organisait, connaissant des mouvements musicaux tissés dans l’underground de Chicago ou bien de Louisiane, et promettant bientôt ses conquêtes médiatiques. Des artistes surgissaient alors de New York à la Californie: les Mykki Blanco, Angel Haze, Zebra Katz ou Le1f. Ouvertement déclarés gays, bisexuels, lesbiens ou transgenres, ils bousculaient non seulement les esthétiques admises du hip-hop US, mais soulignaient une vérité que l’industrie conservatrice du rap s’appliquait toujours à dissimuler: l’homosexualité existe bel et bien dans ce business depuis longtemps, et nombre de ses acteurs clés «en sont».
Sortie de placard
«Le nombre de membres de la communauté rap qui s’affichent hétéros dans ce milieu et vivent dans l’ombre leur homosexualité avoisine les 30-40%», assure l’écrivain américain Terrance Dean, auteur d’une enquête* contant comment les gays ont contribué à façonner le business du rap. Néanmoins, ni la publication de cet ouvrage ni les sorties «gays friendly» de Kanye West un peu plus tôt n’étaient parvenues à faire sortir le hip-hop du placard. L’électrochoc devait venir du chanteur californien Frank Ocean.
En 2012, l’auteur de Channel Orange révélait sur son blog une romance homosexuelle vécue à 19 ans. Coup de tonnerre? Tout le contraire. Aussitôt soutenue par le couple royal Beyoncé-Jay-Z, notamment, cette divulgation créait un appel d’air inattendu: 50 Cent faisait alors publiquement part de sa sympathie pour l’internationale LGBT, comme Omar Little, criminel gay et héros de la série télévisée The Wire remplaçant désormais le Tony Montana de Scarface dans l’imaginaire «gangsta». Et comme Snoop Dogg, défendant publiquement le mariage pour tous. Ou encore Eminem – dont la discographie ploie sous les injures homophobes – déclarant, pour rire: «Je suis gay, j’aime les hommes» dans une scène culte du nanar L’interview qui tue! (2014).
Ainsi, de marché concurrentiel aux codes inchangés depuis trois grosses décennies, le hip-hop devenait soudainement «gay friendly» – la préservation du patrimoine de certains de ses héros étant à ce prix… Du coup, jouissant d’un contexte de détente inédit où les identités sexuelles faisaient aussi partout l’objet de débats passionnés, les artistes «queer rap» profitaient d’un appel d’air phénoménal de Los Angeles à Paris. Sauf qu’aux canons du hip-hop embourgeoisé, eux opposaient une vision artistique à l’avant-garde: climats suffocants, beats minimaux, basses maousses, looks hallucinés et textes enlevés scrutant sous toutes ses coutures la question du genre. En somme, le hip-hop vivait là une réforme semblable à celle que subit la pop quatre décennies plus tôt, quand David Bowie inventait Ziggy Stardust, déclarant publiquement être gay et changeant bientôt l’histoire du rock dans la peau d’une créature bisexuée.
*«Hiding in Hip Hop: On the Down Low in the Entertainment Industry». De Terrance Dean. Ed. Simon & Schuster/Atria Books, 2009. En anglais.