Interview. Une fois de plus, le cinéaste américain met en scène le passé allemand. Dans «Le pont des espions», il raconte l’histoire vraie du premier échange d’agents secrets dans le Berlin scindé en deux de l’après-guerre.
Propos recueillis par Philipp Oehmke
Un hôtel le long de Central Park,à New York. Steven Spielberg sort d’un énorme 4x4 noir qu’il a commandé à Uber. Pour le court trajet jusqu’aux marches de l’hôtel, il abaisse la visière de sa casquette de baseball. Un assistant se tient à sa gauche, un autre à sa droite. A la différence d’autres stars, les interviews ne semblent pas être pour lui une pénible épreuve. Steven Spielberg est né un an et demi après la fin de la Seconde Guerre mondiale, il aura 70 ans l’an prochain et signe avec Le pont des espions un film se déroulant à la fin des années 50 entre New York et Berlin-Est.
Pourquoi un nouveau film traitant de l’Allemagne?
J’ai toujours voulu faire des films sur les événements du XXe siècle. Ce sont des histoires qui me touchent de près, ainsi que ma famille. On ne peut pas faire l’impasse sur l’Allemagne. Il y a eu deux guerres mondiales dans lesquelles les Allemands ont été impliqués. Et il y a eu la guerre froide, dont l’Allemagne n’était pas l’actrice principale mais au cours de laquelle Berlin a été le décor du conflit Est-Ouest. Et aussi de la rivalité entre la RDA et l’Union soviétique.
«La liste de Schindler» et «Il faut sauver le soldat Ryan» étaient en lien avec votre histoire personnelle, puisque vous êtes juif américain. Mais quel est votre rapport avec la guerre froide?
Dans les années 60, soit à peu près l’époque qu’évoque le film, mon père a passé quelques semaines en URSS. A son retour, il m’a parlé de Gary Powers, que les Soviétiques avaient abattu alors qu’il pilotait son avion espion U-2, prétendument une merveille technologique. Les Russes avaient exhibé comme un trophée les restes de l’U-2 à Moscou.
Dans la rue?
Non, dans un musée d’art. Les moteurs, les ailes, le cockpit, tout ce qu’il en restait. Sans parler du casque de Gary Powers et de sa combinaison. Il fallait faire la queue pendant deux heures. Mon père était ingénieur, il voulait voir ça. Lui et ses collègues américains étaient là depuis trois quarts d’heure quand un soldat soviétique s’est approché d’eux. Il les avait entendus parler anglais, a saisi leurs passeports et les a fait remonter la file jusqu’aux décombres. Puis il a brandi le passeport de mon père en le désignant et s’est mis à hurler: «Regardez ce que votre pays a fait, regardez ce que vous avez fait!»
Comment votre père a-t-il réagi?
Lorsque je lui ai demandé ce qui lui était alors passé par la tête, il m’a répondu: «Je me suis demandé si j’allais récupérer mon passeport!» Depuis ce jour, je devais avoir 13 ans, tout ce qui touche à la guerre froide m’intéresse.
Que faisait votre père en URSS?
A l’époque, il travaillait pour General Electric. En pleine guerre froide, son patron lui a proposé de participer à un échange: cinq Américains se rendraient à Moscou et cinq Soviétiques en Arizona. Mon père était intéressé, en plus il parlait le russe. Mes grands-parents étaient nés en Russie. A la maison, ils parlaient le russe et le yiddish. La nuit, mon père était à la cuisine avec un émetteur-récepteur et parlait russe. Je craignais qu’il ne se fasse attraper un jour, que le FBI ne frappe à la porte.
Professionnellement, que faisait-il exactement?
Il faisait partie d’une équipe qui, dans les années 50, avait développé le premier ordinateur commercial pour le groupe d’électronique RCA. Dans certains milieux, il passait pour un pionnier de l’industrie des ordinateurs. Puis il a été débauché par General Electric, ce qui a motivé notre départ du New Jersey vers Phoenix, puis vers la Californie, que j’ai détestée.
Vraiment? Vous avez détesté la Californie?
Oui, je ne l’aimais pas. Ce n’est qu’à 20 ans, au milieu des années 60, quand nous avons déménagé à Los Angeles, que ça a mieux été. J’y ai fait la connaissance du bibliothécaire d’Universal Studios, et j’y passais mon temps. Tout le monde me connaissait et pensait que j’y travaillais, ce qui n’était pas le cas. En réalité, je cherchais des rencards pour le déjeuner: avec Cary Grant, Rock Hudson ou Charlton Heston. Tout le monde pensait que j’étais un jeune réalisateur plein d’avenir.
A juste titre…
Je me sentais enfin chez moi. Enfant, j’étais obsédé par l’Holocauste, plus tard par la guerre froide. J’avais tout calculé: les Soviétiques avaient fixé leurs cibles aux Etats-Unis et nous les nôtres chez eux. Nos missiles à tête nucléaire Polaris étaient prêts dans nos sous-marins. Mais cela ne me rassérénait pas.
Vous étiez un «nerd» avant l’heure, un solitaire passionné de sciences et de techniques…
Absolument. Dans le film, il y a une scène où l’avocat James Donovan rentre à la maison; son fils ado a rempli la baignoire à ras bord et explique à son père perplexe qu’il l’a fait par précaution, au cas où le conflit nucléaire devrait éclater. Cette scène n’existe pas dans la vie de Donovan (le personnage principal du Pont des espions, ndlr), mais ce jeune, c’est moi. Pendant la crise de Cuba, j’ai bel et bien rempli baignoires, lavabos et pataugeoire dans le jardin. Nous étions à deux doigts de la mise à feu de missiles. J’étais convaincu que c’était la fin. C’est Bobby Kennedy qui nous a sauvés. Il a été le héros de la crise cubaine, pas son frère John.
«Le pont des espions» présente Rudolf Abel, que les Soviétiques ont infiltré aux Etats-Unis, comme un homme cultivé, intègre et intelligent…
Il l’était! Ses voisins l’appréciaient, ils le trouvaient paisible, quoiqu’un peu bizarre. Il avait des lubies comme de jouer de la guitare en pleine nuit. C’était aussi un excellent peintre. Un type qui s’insère sans problème dans son environnement. Mark Rylance l’interprète de manière phénoménale. Je l’avais vu au théâtre à Londres et j’ai tout de suite su qu’il serait mon Abel.
Le seul bon Américain, dans votre film, est Donovan, l’avocat campé par Tom Hanks. On devine que les vrais adversaires de Hanks ne sont pas à Moscou mais à Langley, à la CIA, et dans les tribunaux qui veulent empêcher un procès honnête contre l’agent soviétique…
Sous-entendez-vous que cela évoque quelque chose d’actuel? Presque aucun détenu de Guantánamo n’a eu, à ce jour, un procès équitable. La plupart des prisonniers n’ont encore jamais vu un avocat, en tout cas pas un de la trempe de Donovan. Ce que l’on reprochait à Abel n’est pas si différent de ce que l’on reproche à certains détenus de Guantánamo. Un homme comme Donovan n’aurait jamais cru possible que nous refusions un procès conforme au droit, que nous éludions notre Déclaration des droits et notre Constitution juste parce que c’est plus commode.
Où sont les James Donovan d’aujourd’hui, prêts à se battre pour l’Etat de droit?
Le film montre des inconnus lourdement armés en train de tirer dans les fenêtres de la maison de Donovan à Brooklyn. Une bonne partie de la presse le diffamait, le traitait d’ami des communistes. Le sénateur McCarthy et le patron du FBI, J. Edgar Hoover, donnaient la chasse aux communistes. La méfiance et la peur régnaient. Or la peur peut conduire à des comportements irrationnels. Sale temps pour Donovan. Mais de nos jours, on ne tirerait plus dans ses fenêtres. On piraterait son ordinateur, on le surveillerait 24 heures sur 24 et on détruirait ainsi son identité. Il vivrait l’enfer sur les réseaux sociaux, ce serait bien pire que les articles qui le dénigraient.
Gary Powers, le pilote de l’avion espion abattu, paraît en revanche très faible. Ce n’est pas la figure d’un héros. Les Américains l’ont traité comme un traître lorsqu’il est rentré au pays. On n’a pas cru qu’il avait tenu bon lors des interrogatoires russes. J’ai parlé avec son fils. Bien sûr, il ne peut pas en être sûr à 100%, mais il dit que toute sa vie son père a répété qu’il n’avait rien révélé. Il est arrivé à Powers ce qui s’est passé plus tard pour des centaines de milliers de soldats du Vietnam: à leur retour, on leur a battu froid. Savez-vous comment Powers est mort?
Non…
Il avait survécu à la chute de son avion depuis 20 000 mètres d’altitude, mais, à la fin des années 70, il s’est écrasé avec son hélicoptère dans les collines de Los Angeles. Vous vous rendez compte? Si un scénariste me proposait ce genre de sornette, je le croirais cinglé. Mais depuis le temps que je fais des films, j’ai appris qu’il n’y a pas de meilleur scénariste que l’histoire. L’histoire est le meilleur auteur, un auteur qui ose tout: l’ironie, le paradoxe, l’incroyable. Un Etat construit un mur à travers une ville et sépare des familles qui ne vivent qu’à 30 mètres l’une de l’autre? C’est complètement fou!
Vous montrez d’ailleurs dans votre film la construction du mur de Berlin. Votre Berlin-Est est gris et criblé de balles…
Le fait est que Berlin-Est avait cette allure-là quinze ans encore après la guerre. Nous avons tourné beaucoup de scènes de Berlin-Est à Wroclaw, en Pologne, où les façades portent encore les stigmates de la guerre. Berlin-Est devait paraître aussi oppressant dans le film qu’il l’était alors pour les gens pourchassés.
Revenons à l’essentiel: quelle est votre relation à l’Allemagne?
Je n’ai pas de sentiments bizarres. Les Allemands ont érigé un admirable monument à l’Holocauste. Il témoigne qu’une telle chose ne se produira plus – si Dieu et les hommes le veulent. Mais mon père était très catégorique dans son rejet de l’Allemagne.
Il est de la génération qui a été exterminée?
Oui, et il était très fâché quand j’ai acheté ma première Mercedes, au milieu des années 70, quand je tournais Les dents de la mer. Mais ça s’est arrangé, il n’est plus aussi sévère avec les Allemands.
Il vit toujours?
Il a 98 ans, bon pied bon œil. Ma mère en a 95, elle dirige un restaurant. Mes parents parlaient sans cesse de l’Holocauste. Ils pouvaient en parler parce qu’ils n’avaient pas été dans les camps. La plupart des survivants n’y arrivaient pas. Ces conversations incessantes à la maison ont fait que, enfant, j’en ai été totalement obsédé. J’ai appris à lire les chiffres à l’aide du numéro tatoué sur le bras d’un survivant hongrois d’Auschwitz en visite à la maison.
© Der Spiegel
Traduction et adaptation Gian Pozzy
Il faut sauver l’espion abel
Dans «Le pont des espions», son 28e long métrage de cinéma, Spielberg raconte l’histoire vraie d’un avocat américain se retrouvant à défendre un espion soviétique avant d’aller négocier son échange dans le Berlin-Est de la fin des années 50.
Steven Spielberg est le dernier grand cinéaste classique, le seul véritable héritier d’un John Ford, dont il se réclame ouvertement en termes d’agencement du cadre et de l’espace. En quelque 140 minutes, Le pont des espions impressionne par l’extrême minutie – à ne pas confondre avec du maniérisme – avec laquelle l’Américain compose ses plans. Et comme toujours chez Spielberg, on sent le plaisir de la reconstitution historique et du jeu qu’est toujours pour lui l’acte même de mettre en scène.
Il y a chez lui quelque chose de quasi enfantin dans la façon de filmer les regards – motif récurrent de son cinéma – ou de brièvement s’attarder à de menus détails, comme ici les ampoules qui jonchent le sol après que des photographes ont mitraillé l’avocat James Donovan, qui aux yeux des patriotes s’est trop investi dans la défense de l’espion soviétique Rudolf Abel alors que le peuple américain est terrorisé par la menace rouge. Campé avec brio par un Tom Hanks qui a pris de l’épaisseur pour donner plus de prestance à son personnage, Donovan est un héros typiquement «spielbergien», à savoir un homme ordinaire se retrouvant dans une situation extraordinaire.
Construit en deux parties, l’arrestation et le procès d’Abel aux Etats-Unis, puis les tractations menant à son échange à Berlin, Le pont des espions déroule sa narration avec un mélange d’éloquence (de longs et excellents dialogues) et de retenue (une musique discrète) dans la droite ligne de ce qu’avait proposé Spielberg avec Lincoln. On est entre le film d’espionnage, le thriller politique et la fresque historique, et c’est passionnant. Stéphane Gobbo
«Le pont des espions». De Steven Spielberg. Avec Tom Hanks, Mark Rylance et Austin Stowell. Etats-Unis/Inde/Allemagne, 2 h 21. Sortie le 2 décembre.