Avec «Au royaume des plis», le Museum Bellerive de Zurich nous convie dans l’univers intrigant de la mode contemporaine japonaise.
Rien de tel qu’un pli pour nous ravir au quotidien. Avec lui, les repères habituels s’estompent, tout devient possible, la poésie tutoie le banal et l’emmène au paradis. Grâce au pli, l’immense tient sans forcer dans le trop petit, les tailles, les mesures, les dimensions deviennent élastiques, le plan se fait relief, voire volume, sans qu’il soit nécessaire de recourir à la colle ou à la couture. Liberté pour le corps, nourriture pour l’imaginaire, irremplaçable ferment de la créativité, le pli peut même se faire architecte, mais c’est une autre histoire.
Si les amoureux du lisse et du net lui font la chasse, beaucoup cultivent le pli avec amour et respect, et cela depuis toujours. C’est le cas au Japon où, de l’origami à la mode contemporaine, les créateurs lui accordent un statut privilégié. A Zurich, le Museum Bellerive en fait le fil rouge d’une jolie exposition qui, sous le titre Im Reich der Falten, nous invite à redécouvrir sous cet angle les créations de trois géants nippons de la couture actuelle, Issey Miyake, Yohji Yamamoto et Rei Kawakubo, fondatrice de la marque Comme des Garçons.
Le panorama est complété par quelques sculptures textiles et des affiches. Le tout provient des collections du Museum für Kunst und Gewerbe de Hambourg ainsi que du Museum für Gestaltung de Zurich.
Suggérer plus que révéler. Impressionniste et vaguement thématique, le parcours s’adresse aux sens avant tout, ce qui se révèle parfois frustrant. A chacun de se frayer son propre chemin entre les œuvres et de tirer les fils qui lui permettront de se raconter, à sa manière, l’aventure du pli japonais.
Tradition oblige, le kimono nous servira de point de départ. Avec lui déjà, beaucoup est dit, notamment ce goût d’un vêtement qui suggère la forme du corps plus qu’il ne la révèle, d’un vêtement qui semble avoir sa vie propre. D’un seul tenant, rectangulaire et croisé sur la poitrine, réalisé avec un minimum de découpes à partir d’une pièce d’étoffe, le kimono inclut le pli dans sa conception même. Son patron est par ailleurs unisexe. Difficile de ne pas en voir quelque écho dans les créations volontiers transgenres de nos trois couturiers et quand Yohji Yamamoto déclare: «Au début de ma carrière, j’avais seulement envie de voir les femmes porter des vêtements d’hommes.»
De l’influence du pli. Du kimono, Issey Miyake (né en 1938 à Hiroshima) nous propose, dans l’exposition zurichoise, une interprétation aérienne et transparente, irisée comme des ailes de libellule. On découvre aussi des vêtements conçus dans une seule pièce de tissu à découper soi-même. Et, surtout, lancés au début des années 90, les fameux Pleats Please, une véritable révolution dans la façon de concevoir les vêtements et de les porter. «J’ai fait beaucoup de recherches pour savoir comment adapter les tissus japonais à la vie moderne, en introduisant bien sûr la rationalisation, explique-t-il. Ainsi, pour le plissage de Pleats Please Issey Miyake, j’ai longuement étudié les différentes manières de plier un vêtement. J’ai finalement découvert qu’un tissu change totalement d’aspect selon la façon dont on le plie.»
Le résultat, on le connaît. Ce sont ces incroyables blouses, robes, tuniques ou pantalons dont le tissu ressemble à une surface d’eau souffletée par une brise légère et régulière. A la fois pudique et insolent, le vêtement colle à la peau ou s’en éloigne en fonction des mouvements et de la morphologie de celui qui les porte et qui se retrouve ainsi littéralement revêtu d’une deuxième peau aux protubérances imprévisibles et pourtant organiques. Pour obtenir ce plissé permanent, inversant le processus habituellement utilisé, le grand couturier a mis au point une technique très particulière.
Il coupe et monte un vêtement ayant deux fois et demi à trois fois les dimensions finales. Le tissu – en fibres synthétiques – est plié, repassé et surfilé afin de maintenir en place les lignes droite, puis introduit dans une presse entre deux feuilles de papier. Il en ressort un vêtement élégant et léger qui résiste à tout, que l’on peut jeter en boule dans une valise, laver en machine et qui ne nécessite aucun repassage. Un partenaire pour la vie.
Un vêtement hors genre. Pour Yohji Yamamoto (né en 1943 à Yokohama), plier n’est pas forcément répéter l’identique. C’est une façon d’explorer l’espace et de dire la liberté, de travailler sur le décalage volontaire et cultivé entre le corps et ce qui l’habille. Chez cet ami de Wim Wenders et grand admirateur de Pina Bausch, le dessin du vêtement suit souvent le choix du tissu et de la couleur, du noir, du blanc, de beaux rouges. Avec lui, le pli devient relief, vague rebelle, paysage, parfois armure.
Yohji Yamamoto affectionne une certaine asymétrie. Il cultive les formes amples, voire le trop grand, ce qui oblige à se draper ou à se blottir dans un vêtement. Son cauchemar? Les styles femme chic et jeune fille BCBG. «Je n’aime pas les vêtements qui donnent tel ou tel genre. Je préfère les vêtements ambigus, qui n’ont pas de genre prédéfini», explique-t-il dans son autobiographie, My Dear Bomb. Avant de conclure: «Faire des vêtements qui ne donnent pas une impression d’autorité, voilà ma tâche.»
Le pli comme rébellion, refus des normes et des conventions, c’est aussi la piste que nous propose Rei Kawakubo (née en 1942 à Tokyo). Chez la fondatrice de la marque Comme des garçons, le pli sait fièrement devenir cicatrice, relief, véritable topographie bousculée de protubérances inquiétantes. Il accompagne aussi le trou, le vide, le manque, la déchirure. Jusque dans la trame de ses tissus, Rei Kawakubo rejette le trop parfait et cultive le défaut. Dans ses vêtements devenus cultes, on retrouve beaucoup de noir, des couleurs insolentes, du tout blanc et, comme chez ses deux confrères, ce pacte un brin diabolique conclu avec l’ombre et la lumière qui fait de leurs vêtements des compagnons presque vivants.
A voir: «Im Reich der Falten. Mode und Textilkunst aus Japan». Zurich, Museum Bellerive. Jusqu’au 12 janvier 2014, ma-di 10-17 h.
A lire: «Pleats Please Issey Miyake». Taschen, 575 p.