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La bande à Babel de la littérature suisse

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Jeudi, 19 Novembre, 2015 - 06:00

Rencontres. Le collectif culturel Bern ist überall sera bientôt en Suisse romande. A Lausanne et à Renens, les écrivains qui le composent balanceront leurs mots et leurs histoires polyphoniques en dialectes, en romanche, en français, en musique.

Ces écrivains-là, on ne va pas les écouter comme on se rend à une matinée de lecture. C’est autre chose, le collectif Bern ist überall. Quelque chose de rock’n’roll, qui ressemble à une improvisation, quand bien même les textes brefs sont très écrits, littéraires. Quelque chose d’énergique, peut-être parce qu’ils racontent leurs histoires debout et brièvement. Quelque chose de jubilatoire qui décoiffe, qui amuse, subtilement ou royalement. Et qui séduit autant l’oreille que l’esprit tant les artistes jonglent avec le son des mots.

Comme les fans d’un groupe de rock, les amateurs peuvent d’ailleurs faire durer le plaisir en écoutant les CD, cinq, bientôt six, disponibles sur le marché.

La première fois, certains sont prévenus, d’autres pas, quand soudain «on leur balance du suisse allemand à la figure», sourit Noëlle Revaz, membre du groupe. Des phrases aux sonorités étranges parviennent aux oreilles des spectateurs, peuplées de Modi (jeunes filles), de Kampfhound (chien de combat) ou de faboulous Fést, qui racontent de singulières histoires, comme celle de la jeune femme qui va en avion à Saint-Jacques-de-Compostelle. Cette dernière est née sous la plume de Noëlle Revaz, l’auteure de Rapport aux bêtes ou d’Efina qui, elle, s’exprime en français. Enfin, plus ou moins. Parce qu’il arrive qu’elle maltraite un peu sa langue. Qu’elle la frotte à celle des autres. Au dialecte bernois, par exemple, quand Pedro Lenz ramène sa silhouette qui culmine à deux mètres et emmène l’auditoire de sa voix chaude. Au rhéto-romanche, si Arno Camenisch est de la partie, avec ses mèches en pétard et cet accent qui confère au surselvan un sex-appeal irrésistible. Elle côtoie aussi le français fédéral désopilant de Michael Stauffer, virtuose du thurgovien, du saint-gallois, du pseudo-turc et d’autres idiomes mystérieux.

Désacralisation de l’écrivain

Le goût des langues, le goût des autres. C’est ce qui lie les écrivains et musiciens du collectif né un beau soir de 2003, non pas à Berne mais à Lucerne. Dans une salle où il accompagnait Pedro Lenz, Beat Sterchi et Guy Krneta, trois auteurs qui lisent en bärntütsch, le musicien Adi Blum s’est écrié: «Bern ist überall!» Beat Sterchi nous livre l’analyse de cette exclamation devenue fondatrice du collectif: «Il voulait dire: ce que nous faisons peut s’étendre partout et pas forcément en bernois. Peu importe la langue, pourvu qu’elle soit accessible, proche du langage parlé et du quotidien.» Sans chichi, sans accessoires ni habitus de grand écrivain, ils grimpent sur scène habillés comme vous et moi, décomplexent les spectateurs, démocratisent la littérature et sautent gaiement par-dessus les barrières linguistiques.

Presque un big band

Le collectif compte aujourd’hui quinze membres, auteurs pour la plupart, dont trois Romands, et quatre musiciens. Plusieurs d’entre eux, comme Beat Sterchi et Noëlle Revaz, enseignent à l’Institut littéraire de Bienne. Une certaine répartition des rôles s’est peu à peu opérée. Il y a l’aîné, Beat Sterchi, auteur de La vache, roman qui fit fureur en 1983. Il incarne un peu le père, l’accoucheur, celui qui déniche les talents et les invite à s’essayer à la lecture performée, voire plus si entente. Car c’est ainsi qu’on intègre Bern ist überall, par cooptation. Il y a aussi le musicien Adi Blum qui gère les invitations et veille à ce qu’on ne retrouve pas toujours les mêmes sur scène.

Il y a les stars bien sûr, Pedro Lenz (Der Goalie bin ig, en français: Faut quitter Schummertal!) et Arno Camenisch (Sez Ner, notamment), qui affichent des agendas de conseillers fédéraux. Ou le grain de sable: Michael Stauffer, auteur notamment de pièces radiophoniques, qui aime la remise en question et se demande quand le groupe intégrera des écrivains étrangers.

Lausanne-Renens

Enfin, les voici qui arrivent en force de ce côté de la Sarine. Grâce à quelques complices comme le directeur du Théâtre de Vidy, Vincent Baudriller. L’homme trouve «intéressant de se confronter à la différence, excitant pour le spectateur». Désireux de voir scènes romande et alémanique dialoguer, le directeur se réjouit donc de la venue, début décembre, du collectif en grande formation, «presque un big band». En effet, neuf membres vont débarquer à Vidy. Habituellement, le groupe se produit plutôt selon la formule: trois à cinq écrivains, deux langues au moins, un musicien.

Dans un tout autre décor, un tout autre milieu, et avant de revenir en petite formation à Lausanne, les écrivains poursuivront à la salle communale de Renens début janvier. Pour baptiser leur sixième CD Renens, justement. «Comme Engelberg pour Stephan Eicher, Nebraska pour Bruce Springsteen. Et puis on voulait faire un truc un peu Babel», indique Antoine Jaccoud, scénariste, écrivain et cheville ouvrière de l’arrivée du groupe en terres romandes. Les autres ne connaissaient pas vraiment cette commune attenante à Lausanne. Plusieurs y sont alors venus en «voyage exploratoire», dormant chez l’habitant. Ils y sont retournés pour enregistrer leurs morceaux. Le charme discret de Renens? Une vie d’agglomération sans prétention. «J’ai beaucoup aimé Renens, comme j’aime Olten, Bümplitz, Aarau ou Bienne, c’est la Suisse qui m’intéresse, celle où vivent beaucoup de compatriotes étrangers, pas celle des cartes postales. Ce n’est pas un hasard si nous ne sommes pas allés enregistrer notre disque à Montreux», explique Pedro Lenz, qui y a travaillé avec un jeune guitariste mi-croate, mi-espagnol, formé à l’Ecole de jazz de Lausanne.

Suisse allemand séduisant

Mais le collectif ne séduit pas seulement les accros de la littérature orale. Il a acquis la reconnaissance des institutions. Il pleut des prix sur Bern ist überall, en plus des distinctions reçues à titre individuel par chacun de ses membres. Parmi les plus prestigieux: le prix Gottfried Keller, en 2013.

Juste avant l’été, la renommée a percé en Suisse romande: le gouvernement vaudois a remis au collectif le prix de l’Etat de Berne, né en souvenir de la journée bernoise à l’exposition nationale de 1964 et qui alla autrefois à Bertil Galland, Anne Cuneo, Hervé Dumont ou Stephan Eicher. Une récompense qui consacre, selon son règlement, «une œuvre littéraire, scientifique ou artistique d’un Vaudois ou d’un Confédéré qui contribue à favoriser les échanges et les contacts ou à encourager l’entente et la compréhension entre les différentes parties de la Suisse».

Un énoncé taillé sur mesure pour Bern ist überall, à entendre les francophones qui sortent de ses lectures et s’exclament: «Je ne savais pas que le suisse allemand pouvait être aussi séduisant!» Noëlle Revaz le constate souvent: «Beaucoup nous disent: c’est beau, c’est chantant. Même s’ils n’ont pas compris, ou à peine quelques mots.» Michael Stauffer, compagnon de Noëlle Revaz à la ville, aime cette persistance d’un certain mystère. «C’est bien de ne pas tout savoir des Romands, cela crée un lien, une curiosité.»

Et Pedro Lenz de conclure: «La politique théorise l’échange entre les langues. Nous, on la pratique. A l’image des couples mixtes qui vivent la cohabitation au quotidien.» Quand les habitants de Suisse se séduisent plutôt qu’ils ne se divisent, il y a souvent quelques écrivains, debout, qui s’amusent avec nous, bientôt près de chez vous.

Théâtre de Vidy, 3 décembre 2015, Maison communale de Renens, 8 janvier 2016, Cabaret littéraire Tastemot, 17 mars.


1) Christian Brantschen
Compositeur de musique de film et de théâtre, le musicien – accordéon et claviers – vit à Berne. Il a joué dans le groupe Stop the Shoppers puis, dès 1999, avec Patent Ochsner. Il a enregistré aussi plusieurs CD de lectures musicales, avec Pedro Lenz notamment. Né en 1959.

2) Pedro Lenz
Il écrit et performe en dialecte bernois. Maçon dans un premier temps, il a acquis une renommée nationale avec son roman «Der Goalie bin ig» («Faut quitter Schummertal!»), qui a inspiré le film lauréat du prix du Cinéma suisse 2014. Vit à Olten. Né en 1965.

3) Gerhard Meister
Grandi dans l’Emmental, il est essentiellement un auteur de théâtre joué sur les scènes suisses, allemandes et autrichiennes surtout. Il a gagné le prestigieux Salzburger Stier. Ecrit aussi des pièces radiophoniques. Vit à Zurich. Né en 1967.

4) Michael Stauffer
Cet auteur thurgovien vit à Bienne. Il écrit de la prose, des pièces radiophoniques, des pièces de théâtre, donne des performances et des concerts. Il aime tester, expérimenter et éprouve un vif plaisir à performer. Né en 1972.

5) Margrit Rieben
Batteuse de jazz appelée aussi Maru, elle joue d’innombrables instruments de percussion, existants ou détournés. La musicienne travaille aussi avec des artistes du monde de la danse, de la performance, du théâtre, de la littérature ou de la vidéo. Née à Berne en 1963.

6) Ariane Von Graffenried
Docteur en sciences du théâtre,
elle vit à Berne, écrit pour la scène
et les médias. Epousant littérature
et performance, elle se produit aussi
avec le musicien Robert Aeberhard.
Ils forment le duo Fitzgerald&Rimini. Née en 1978.

7) Antoine Jaccoud
Scénariste, notamment des films d’Ursula Meier («Home», «L’enfant
d’en haut») et de Jean-Stéphane Bron, auteur de théâtre aussi, ce politologue de formation a commencé dans
le journalisme avant de se former
à l’écriture dramatique.
Il vit à Lausanne. Né en 1957.

8) Arno Camenisch
Après des débuts comme enseignant, il a étudié à l’Institut littéraire de Bienne. Il écrit en allemand et en romanche. Auteur notamment d’une trilogie grisonne, il a gagné de nombreux prix.
Ses livres sont traduits dans 20 langues. Vit à Bienne. Né en 1978 à Tavanasa,
dans les Grisons.

9) Michael Pfeuti
Contrebassiste qui joue de nombreux autres instruments, il vit à Bâle. Eclectique, il excelle dans des orchestres symphoniques ou de chambre,
des groupes de rock, de musique expérimentale ou de jazz, pour
le cinéma, la télévision et le théâtre.
Né en 1959.

10) Adi Blum
Musicien et auteur, il vit à Herzogenbuchsee (BE). Organisateur
et producteur de manifestations culturelles, il gère aussi Bern ist überall. C’est chez lui qu’arrivent les demandes des théâtres, privés et centres culturels intéressés par le collectif. Né en 1964.

11) Guy Krneta
L’auteur bernois vit et travaille à Bâle. Dramaturge, codirecteur de théâtres en Allemagne et en Suisse, il a reçu de nombreuses distinctions pour ses textes en prose et ses pièces de théâtre. Il est un des initiateurs de l’Institut littéraire de Bienne. Né en 1964.

12) Laurence Boissier
Artiste de performance, avant de devenir écrivain «à la suite de la crise de la quarantaine», elle a étudié à la Haute école d’art et de design de Genève, où elle vit. Elle écrit de petites proses tendues d’érotisme où le quotidien prend soudain une étrange allure. Née en 1965.

13) Stefanie Grob
Auteure de théâtre et de textes en prose,
elle travaille aussi pour l’émission satirique «Zytlupe» de la radio alémanique. Elle a épinglé l’UDC et sa vidéo, une danseuse y arborant un top avec le chiffre 88, allusion à Hitler pour les néonazis. Cette Bernoise vit à Zurich. Née en 1975.

14) Beat Sterchi
Enfant d’un maître boucher, il s’est exilé
au Canada puis en Amérique latine pour suivre sa voie, littéraire. La critique a fêté son roman «Blösch» en 1983 («La vache»). Le magazine
«Der Spiegel» le compara au «Tambour» de Günter Grass. Il vit à Berne. Né en 1949.

15) Noëlle Revaz
Plume à nulle autre pareille, elle a reçu cette année le Prix suisse de littérature pour «L’infini livre». «Rapport aux bêtes», son premier roman, édité chez Gallimard en 2002, a été adapté
au cinéma («Cœur animal»). Elle vit à Bienne. Née en 1968 en Valais.

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