Portrait. Cet Yverdonnois a façonné la mode parisienne dans les années 30 et 40. Il a formé Dior et Givenchy. Son destin oublié est raconté pour la première fois dans un livre.
Christian Dior disait de lui:«Piguet savait qu’il n’y a d’élégance que dans la simplicité et me l’apprenait.» Simplicité toute relative, puisque la maison de couture de Robert Piguet, sise au rond-point des Champs-Elysées, à Paris, habillait la cour d’Egypte, l’aristocratie française, la duchesse de Westminster, l’actrice Arletty ou Edith Piaf (que Cocteau avait envoyée chez le couturier en 1946 pour qu’il crée sa robe de scène).
Notable Yverdonnois
Robert Piguet est né en 1898 à Yverdon. Adolescent, il rêve dentelles, soieries, chapeaux, fourrures… Il sacrifie son argent de poche pour acheter des magazines de mode, au grand désarroi de son père, Armand, associé de la banque privée A. Piguet & Cie, qui voit d’un mauvais œil le passe-temps de son dernier rejeton. Dessiner des robes! Ce membre du Parti libéral siège au Grand Conseil du canton de Vaud et dispense à ses cinq fils une éducation protestante rigide et conservatrice. Il est en pleine ascension politique et craint les commérages. Aussi, il n’est pas fâché de voir Robert partir tenter sa chance dans la mode à Paris, en 1918. Et disparaître de son champ de vision. «Moi, à ton âge, je pensais moins à habiller les femmes qu’à les déshabiller!» dira-t-il. Ce qui est révélateur des goûts inavouables de son fils, tant pour la couture que pour la beauté des garçons. Mais Robert a une arme: l’ironie. D’ailleurs, il surnomme son père «pince-museau». Non, il ne sera pas banquier ni pasteur, mais artiste. Edouard, son frère aîné, le soutiendra financièrement dans son entreprise.
A 21 ans, il impressionne Paris en présentant ses premières collections. Il crée des robes en batik ou peintes avec des poudres métalliques. Le Figaro est séduit par ce jeune homme audacieux, à l’«allure indolente de jeune prince oriental». Nous sommes dans les années folles, les silhouettes longilignes des garçonnes triomphent. On aime l’orientalisme, les créations excentriques et luxueuses de Paul Poiret. Malgré le succès critique, l’entreprise de Robert n’est pas rentable. D’autant qu’il faut organiser des réceptions dispendieuses pour attirer l’attention de la clientèle. Il est contraint de fermer, et de revenir, défait, à Yverdon.
Mais Paul Poiret, justement, a aimé ses croquis, et le rappelle à Paris dès 1922. Cette fois, Robert Piguet saura saisir sa chance.
Le must de l’élégance
Piguet se forme en dessinant pour Poiret et observe comment fonctionne une grande maison en travaillant ensuite pour Redfern, griffe britannique spécialisée dans les vêtements de sport. Puis, en 1933, il gagne son indépendance et ouvre Robert Piguet Couture.
Il développe son propre style, opulent mais sobre. Les années 30 et 40 sont plus bourgeoises; finies les expérimentations de la décennie précédente.
Piguet ne tient pas à être à la mode; pour lui, cela signifierait «être comme tout le monde». Il recherche l’élégance. Il avait donné sa définition du terme en 1932, à Zurich, lors d’une conférence sur la mode: l’élégance doit être un «chef-d’œuvre de simplicité apparente» avec «un petit air de demain» et un «optimisme léger vers l’avenir».
Difficile de résumer le style Piguet, car il variait d’une collection à l’autre. Des jupons bouffants, des robes à volants quasi princières, des broderies de Saint-Gall, du velours noir garni d’astrakan ou des tenues beaucoup plus «modernes», au début des années 50. Piguet est un classique à l’audace mesurée. Hubert de Givenchy résume: «Le style était extrêmement sobre, simple, raffiné, le vrai bon goût. Jamais d’extravagance.» Il ajoute cette formule, qui recèle peut-être une ironie toute flaubertienne: «Tout était extrêmement portable. Beaucoup de bleu marine et des garnitures de lin blanc.» Pas un mot de plus. Rétrospectivement, Piguet serait trop sage. Il n’a pas révolutionné la mode, comme Chanel. Il n’est pas dans la rupture; il a sublimé le grand style.
Mais, durant les dix-huit ans que vivra sa maison, il déniche nombre de talents et donne leur chance à des modélistes qui marqueront ensuite l’histoire de la mode: Serge Guérin, Antonio del Castillo, Marc Bohan, Hubert de Givenchy… En 1933, il avait même reçu Pierre Balmain, débutant, et lui avait acheté des croquis.
«On aurait pu comparer la Maison à une banque suisse bien administrée», relève encore Hubert de Givenchy. L’hôtel particulier du rond-point des Champs-Elysées a été décoré avec soin. Canapés rouge cerise, lustres Louis XIV blanc et vert pâle: le lieu «rompt brutalement avec la tradition, si curieuse, du salon de couture triste», s’enthousiasme Vogue. Les clientes viennent voir des mannequins défiler. La baronne Le Vavasseur, dite Madame Nicole, dirige un essaim de vendeuses tirées à quatre épingles, vêtues de vert. Le salon d’un couturier est une cour.
Mais, conscient que la survie de la haute couture dépendra bientôt de la vente de parfums et d’accessoires, Robert Piguet lance des fragrances. Bandit, en 1947, pour femme, cuir chypré, notes boisées et jasminées. Dans un projet d’une campagne publicitaire pour Bandit, très homoérotique – un mauvais garçon tatoué d’une fleur et de papillons (signée par le photographe Raymond Voinquel) –, on trouve déjà les ingrédients du futur Mâle de Gaultier. «A la banque d’Yverdon, on n’apprécie que modérément l’association du nom de Piguet avec le mot bandit…» relève, amusé, Jean-Pierre Pastori dans son livre. Suivra Fracas, mélange de tubéreuse et de jasmin, prisé par une amie de Robert Piguet, l’actrice Edwige Feuillère. Puis viendra l’épicé Visa. Ces parfums sont toujours commercialisés aujourd’hui aux Etats-Unis.
Un homme secret
Piguet mène grand train, s’installe dans un somptueux appartement privé, quai Malaquais, et roule dans une luxueuse Hispano-Suiza. Il devient une figure du Tout-Paris, ami de Colette, de Cocteau, de Jean Marais. Il n’oublie pas la Suisse et fait des villégiatures dans une maison de vigneron achetée au-dessus de Villeneuve, chemin du Clos-du-Moulin 21.
Mais il fuit les clientes et se montre peu. Sa grande taille impressionne, tout comme sa pâleur «insoutenable», ses yeux intensément noirs, sa maigreur et son élégance. Ses belles mains tiennent généralement une cigarette, jouent négligemment avec des étoffes ou des bibelots précieux. Il s’amuse des atmosphères belliqueuses et laisse ses jeunes collaborateurs s’entre-déchirer. Solitaire, ironique, snob, le protestant yverdonnois a trouvé comment se faire respecter par la haute bourgeoisie et l’aristocratie parisienne. Une façade protectrice? Côté vie privée, Robert se marie avec une femme de huit ans de plus que lui, Mathilde Henriquez, dite Moineau, née au Caire en 1890. Elle est volubile, mondaine, joyeuse et extravertie; il est timide jusqu’à la froideur. Elle découvrira qu’il mène une double vie. Le couple vivra dans deux appartements séparés, mais sans divorcer, et tout en demeurant attaché. Le grand amour de Robert est un comédien genevois, Jean Marc Paul Jacob, connu sous le nom de Georges Marny. Au cinéma, on le voit dans des films de cape et d’épée. Il campe aussi Vautrin, l’ancien forçat inventé par Balzac.
Interrompu en plein succès
Le nom du couturier suisse a, depuis, été oublié du public. Une exposition au Musée suisse de la mode d’Yverdon lui a redonné une visibilité en 2005. C’est à cette occasion que Jean-Pierre Pastori, critique de danse, ancien directeur du château de Chillon, a entendu parler de lui. Et qu’il s’est décidé à écrire un ouvrage sur ce maître de l’élégance. Mais, à l’exception d’Hubert de Givenchy et de Marc Bohan, la quasi-totalité des témoins de l’époque avait disparu. Et les archives de la maison Piguet avaient été détruites.
C’est alors que l’ancienne directrice du Musée de la mode d’Yverdon, Andréa Jaïs, lui confie qu’elle a enregistré des entretiens de collaborateurs de Piguet, aujourd’hui décédés. Et qu’elle possède des lettres intimes du couturier. Un fonds d’archives inexploité existait.
Le travail méticuleux de Jean-Pierre Pastori permet d’éclairer pour la première fois la vie de Robert Piguet. Notamment ses zones d’ombre. Lorsque le IIIe Reich veut faire déménager les grandes maisons de couture parisiennes à Berlin et à Vienne, Robert Piguet refuse de partir et continue de présenter ses créations dans la France libre, à Cannes en 1941 ou à Lyon en 1942, malgré la pénurie et le rationnement d’étoffes.
Il renouera avec le succès dans l’après-guerre. On peut s’étonner qu’une enseigne prospère, qui employait 400 couturières, ferme au début des années 50. Atteint dans sa santé, le Suisse est épuisé. Jeune encore, il ne peut continuer à diriger sa maison et cherche un modéliste qui pourrait lui succéder. Sans succès. «Horriblement malheureux», il est contraint de fermer boutique, en 1951, faute d’avoir trouvé un héritier digne de lui. A cette occasion, Paris Match publie un cliché des employés de la maison, commentant: «Cette photo marque une date dans l’histoire de la haute couture. Voici, réuni pour la dernière fois, tout l’état-major d’une maison de couture qui meurt.»
Le couturier décède deux ans plus tard, à 55 ans, d’une hémorragie, à l’hôpital cantonal de Lausanne. Il souffrait probablement du pancréas ou du foie.
Ironiquement, c’est cette même année que Coco Chanel quitte Lausanne, à l’âge de 71 ans, pour reconquérir Paris.
Après la disparition de Piguet, Cocteau écrira: «Son cœur battait à fleur de peau. On le voyait battre tout le long de sa belle silhouette pâle. Il aimait, il inventait, il donnait. Il est mort, faute de sang, parce qu’il en était trop prodigue.»