Entretien. L’écrivain genevois revient d’un voyage d’un an de Patagonie en Alaska avec sa femme et publie des chroniques inédites, «Tous les lointains sont bleus». Confessions d’un voyageur radical.
Propos recueillis par Isabelle Falconnier
Il revient d’un an de voyage avec sa femme, la musicienne Chiara Banchini. Sac au dos, vieux amants routards en voyage de noces d’émeraude, ils ont traversé l’Atlantique en cargo puis remonté les Amériques, de Patagonie en Alaska. Depuis des décennies, il marche, Daniel de Roulet, court, parcourt le monde tout en l’écrivant, raconteur d’histoires drôles, pas drôles, intrigantes, tragiques, toujours significatives, fables universelles et terriblement humaines. En témoigne cet épatant recueil de chroniques inédites, écrites entre 1975 et 2011 au Nicaragua ou en Extrême-Orient russe et dont le titre, Tous les lointains sont bleus, cite Léonard de Vinci contemplant les collines de Toscane. Ce fils de pasteur a souvent les mains dans les poches. Ne vous fiez pas aux apparences: c’est évidemment un faux nonchalant. Sous ses airs d’ascète désincarné et d’éphèbe vieillissant, la révolte gronde, l’ironie cingle. Paroles d’un homme à qui ce dernier voyage a (ré) appris l’art de la radicalisation.
Comment allez-vous? Vous revenez de plusieurs mois de voyage dans les Amériques. Doit-on se réadapter?
Pénible de se réadapter, oui. J’ai de la peine à reprendre la vie quotidienne d’un Européen moyen. On a la tête pleine de l’ailleurs et il faut partager des préoccupations quotidiennes qui nous paraissaient ridicules avec l’éloignement. Savoir s’il faut une nouvelle Comédie à Genève me paraît hors de propos, lire la dernière autofiction d’un collègue une perte de temps, se plaindre de la circulation en ville futile. Et puis on s’y remet, on se passionne pour une querelle, on se laisse de nouveau embrigader dans la futilité. Mais la parenthèse, heureusement, laisse des traces.
Que retirez-vous du périple que vous venez d’effectuer?
J’en retire cette belle phrase de Jules Verne à la fin du Tour du monde en 80 jours: «Qu’avait-il gagné à ce déplacement? Qu’avait-il rapporté de ce voyage? Rien, dira-t-on ? Rien, soit, si ce n’est une charmante femme, qui – quelque invraisemblable que cela puisse paraître – le rendit le plus heureux des hommes. En vérité, ne ferait-on pas, pour moins que cela, le tour du monde?»
Vous avez voyagé en couple. Qu’est-ce qui est le plus difficile à vivre lorsqu’on voyage ainsi plusieurs mois d’affilée?
Le couple, sa survie, sa vie étaient le défi principal de notre voyage. Nous sommes ensemble depuis trente-cinq ans, plus ou moins proches, avec chambres séparées et chacun sa part d’opacité à préserver. Nous avions fixé par avance que, conflit ou rupture, tout pouvait arriver. Celui qui voudrait abandonner ou rentrer le ferait sans avoir à s’en expliquer longtemps. Nous avions aussi prévu des journées séparées quand la situation le permettrait. Nous nous donnerions rendez-vous le soir. Mais ça s’est révélé impossible. Dans les pays que nous traversions, c’était trop dangereux. Au départ, trois semaines sur un porte-conteneur sans connexions, on a inventé une nouvelle coexistence. Chacun a développé sa propre stratégie pour que le couple survive aussi longtemps que possible. La mienne: écrire chaque jour en secret une lettre à ma femme pour y documenter l’état de nos rapports. L’écriture m’a permis cette distance. Mon amoureuse ne s’est doutée de rien. A la fin du voyage, je lui ai remis ces lettres, plus de deux cents. Elle était soufflée, c’était comme une preuve d’amour longtemps cachée. Si je publiais un jour ces lettres, je les appellerais «L’amour voyage longtemps».
Avec quelles émotions et expériences inédites, résolutions nouvelles rentrez-vous aujourd’hui?
En revenant, j’ai noté les publicités autour de moi: «Ne passez jamais un week-end au même endroit», «Offrez-vous deux vies», «Le mocassin revisité». Sous leur bonhomie ironique, je les ai trouvées obscènes. Le voyage m’a radicalisé, dans les deux sens du terme. Je suis plus proche de mes racines et je suis plus proche de mes révoltes de jeunesse: je déteste de nouveau le compromis et la tiédeur, j’ai la haine de ceux que Ludwig Hohl appelait les pharmaciens, ceux qui veulent se rabibocher avec la réalpolitique. Face aux enjeux climatiques, je veux mettre l’imagination au pouvoir et fracasser les obscénités de la pub.
Vous revenez d’endroits mythiques comme la Patagonie ou l’Alaska, terres de légende dont nous avons une image fantasmagorique. Qu’y avez-vous trouvé réellement?
Depuis que nous avons vu la Patagonie et l’Alaska, nous ne sommes plus certains d’être en bas ou en haut de la carte. Le voyage a déplacé notre vision de la planète. Non plus l’Arctique et l’Antarctique repoussés aux marges de la carte, mais à partir de la rotondité de la sphère contempler les pôles au même titre que n’importe quel point du globe. Alaska the last frontier, comme il est écrit sur les plaques minéralogiques, ce n’est plus vrai. L’an prochain, le premier paquebot de croisière non accompagné d’un brise-glace reliera Seward à New York en vingt-deux jours par le passage du Nord-Ouest. Ce passage du Nord-Ouest dont des générations ont rêvé jusqu’à ce qu’Amundsen le franchisse au début du XXe siècle.
Voyagez-vous aujourd’hui de manière différente que lorsque vous aviez 20 ans?
Nous avons voyagé très léger, chacun moins de 10 kilos pour huit mois. La carte de crédit comme sésame, les hôtels réservés en général d’un jour à l’autre, le confort minimum des retraités. Ce qui est nouveau, c’est notre présence au monde, qui ne peut être gommée depuis qu’elle est en réseau. Et, pourtant, l’éloignement a de curieux effets. Quand il y a eu les événements Charlie Hebdo, nous étions sur un bateau à la pointe sud du Chili, perdus, sans connexions. Descendus à terre, nous voilà bombardés de mails, il faut manifester, disent-ils. Et nous, justement, nous visitions un musée qui documente le massacre de centaines de milliers d’indigènes au nom de la chrétienté et de notre civilisation. Nous n’avons pas compris l’émotion de nos correspondants. Nous les trouvions excités pour quelque chose qui, au regard de ce que nous avions sous les yeux, nous semblait exagéré, manipulé. Nous n’avons pas osé le leur écrire. Nous lisions leurs mails enflammés en nous disant qu’ils étaient incapables de relativiser les événements, tout en sachant bien que, si nous avions été en Europe, nous aurions réagi comme eux. En revanche, en voyant les réfugiés couler dans la Méditerranée comme dans une fosse commune, nous trouvions ça comparable aux pires génocides de l’histoire. Tout à coup, nous avions l’impression que l’Europe ne vivait en paix que comme une gated community qui avait repoussé et provoqué des guerres tout autour d’elle: en Libye, dans les Balkans, en Syrie. Avec l’éloignement, bien sûr. Ensuite tu reviens.
Comment restiez-vous, ou non, en contact avec vos proches, en voyageant?
La seule personne avec qui j’ai skypé régulièrement est ma mère, aveugle et bientôt centenaire. Elle essayait de s’imaginer où nous étions. Elle disait toujours: «Je n’ai plus la carte en mémoire, mais vous êtes bientôt en haut?»
Avez-vous tenu un journal ou écrit de manière quotidienne durant ce voyage?
Je tiens un journal quotidien comme aide-mémoire. Pour me souvenir d’où à où j’ai voyagé, le nom de l’hôtel, quelques réflexions recopiées de mes lectures. Non pas un exutoire – je déteste cet enfoiré d’Amiel –, juste une béquille dans les marécages de l’oubli.
On vous qualifie parfois d’écrivain voyageur. Que pensez-vous de cette étiquette?
Je suis un auteur suisse; à moitié Suisse allemand, à moitié Romand et un peu Tessinois. Je n’écris pas hors sol, comme une tomate, mais à partir d’une situation dont je ne suis pas responsable: fils d’un pasteur suisse, comme Blocher, Dürrenmatt ou Denis de Rougemont. Seule différence: je peux voyager plus qu’eux. Ça ne fait pas de moi un écrivain voyageur, je suis un enfant du siècle, né pendant la guerre. Je n’ai pas choisi mon époque, mais je l’aime.
Quelle est votre méthode d’écriture en voyage? Celle d’ailleurs qui vous mène à publier ce recueil de chroniques de voyage inédites, «Tous les lointains sont bleus» (Phébus)…
Je note aussi vite que possible les sensations éprouvées. Plus tard, j’essaie de reconstruire comme si je devais le raconter à quelqu’un qui n’a rien vu. J’appelle ma manière un engagement dégagé. C’est-à-dire que je ne suis pas un journaliste qui accompagne une armée en guerre ni un reporter sur le front. Je vais sur le terrain, ça, c’est mon engagement. Mais je ne suis pas dans l’urgence, j’ai le temps de me dégager de la situation, de la ruminer s’il le faut, et la liberté de ne rien écrire si je n’ai rien à dire d’autre que lonely planet. Je prends beaucoup de notes, beaucoup de fragments. Rien de vraiment élaboré, ce sera pour plus tard. Je vois cette écriture personnelle, artisanale, comme une tentative de lutte contre le temps qui efface la beauté du monde. Quand je voyage seul, je m’arrête n’importe où pour noter, écrire. A deux, je dois négocier des plages de temps et dans ce dernier voyage, c’était souvent impossible. Beaucoup d’auteurs trichent, font croire qu’ils ont voyagé non accompagnés. Moi, ce voyage, je ne peux le décrire qu’avec un «nous».
Quel plaisir différent trouvez-vous à écrire des chroniques de voyage par rapport à vos romans?
Au bord d’un lac au fond de l’Alaska, un retraité qui ramasse les mégots sur un parking nous raconte sa vie. Engagé dans les marines, il a participé aux deux guerres du Golfe. «Là-bas, tu baisses toujours la tête et tu gardes le doigt sur la détente.» Lui aussi est fasciné par la sauvagerie de l’Alaska. Il nous indique la direction d’une cabane construite par un jeune Californien que la vie d’ermite a rendu fou jusqu’à tirer sur un promeneur. Le shérif l’a retrouvé, hagard, et l’a conduit dans un asile psychiatrique. Voilà le genre d’histoire qui me touche, je dois la noter. Pas pour la publier. Juste pour moi. Je n’ai pas une grande imagination romanesque; pourtant, je crois à la fiction, à l’envie de lire et de se raconter des histoires pour comprendre ce qui nous arrive en se mettant à la place d’un autre.
Voyager est devenu plus facile, plus accessible, plus démocratique. A 10 ans, les petits Suisses sont déjà souvent allés à New York ou en safari. L’accessibilité nouvelle de la planète nous rend-elle plus ouverts d’esprit?
On peut espérer que la mondialité soit le bon côté, le pendant positif de la mondialisation. La mondialisation met en concurrence les salariés d’ici avec ceux de Chine ou d’ailleurs. Le capital circule, mais pas les gens, on connaît la chanson. Moi, j’en chante une autre, inventée par les anarchistes du XIXe siècle qui voyaient dans l’ouverture de la géographie planétaire une chance pour un monde différent.
Après le Far West, la Lune, quelles sont les nouvelles dernières frontières?
Le monde est fini et cette plénitude devrait nous combler. L’infiniment petit et l’infiniment grand nous resteront à jamais inaccessibles. «D’où viennent les enfants, où s’en vont les mourants?» c’est la seule question à laquelle le romancier doit aujourd’hui s’atteler tout en sachant qu’il n’y répondra pas. Et pour cela il tourne, comme un écureuil dans la cage des méridiens, disait Cendrars. Qui dit mieux?
On peut désormais voyager sans bouger via le web, discuter avec des gens de la terre entière via les réseaux sociaux, se brancher sur des webcams du Cervin aux chutes du Niagara, parcourir la terre via Google Maps. Est-ce un leurre total?
Grâce à Google, je peux être à Vancouver sur un banc face à la mer. Quand j’y suis pour de bon, sur ce banc, je sens le froid aux jambes, la fatigue dans un pouce, les vibrations des feuilles dans mon dos et, en prime, je peux éprouver le mal du pays. L’ailleurs physique se distingue du virtuel parce que ton corps occupe l’espace.
La différence entre le tourisme et le voyage n’est-elle pas en train de s’estomper?
Le touriste vit des temps courts. Chez moi, l’amour voyage longtemps.
Les voyages forment la jeunesse, vraiment?
En tous les cas, ils déforment la vieillesse, et c’est très bien comme ça.
A quoi cela sert-il vraiment de voyager?
En rentrant d’un si long voyage, le plus long que j’ai jamais entrepris, je me sens plus libre de dire les choses que je ressens. Par exemple que je suis pour l’égalité de tous les hommes face au voyage, que la Suisse est née au XIXe siècle et risque de ne pas passer le XXIe siècle, que nos prisons humilient au lieu de socialiser, que les espèces disparues ne reviendront jamais. Bref, des évidences que je m’appliquais à noyer sous un fatras littéraire. Je me sens heureux de revenir avec cette rage au ventre.
«Tous les lointains sont bleus». De Daniel de Roulet. Phébus, 256 p.