Franz Ritter est musicologue et orientaliste à Vienne, merveilleuse «porte de l’Orient». Sarah, son grand amour, spécialiste de l’attraction du Grand Est sur les voyageurs occidentaux, se perd en Malaisie. Boussole raconte une nuit sans sommeil. Les heures blanches dictent le rythme des chapitres – 23 h 10, 0 h 55, 2 h 20, 2 h 50, 3 h 45, 4 h 30. Ritter se tourne dans son lit, prépare une tisane, plonge dans ses carnets de Téhéran, rêve à Sarah, ce qui n’est pas une bonne idée, se souvient du plus grand prosateur iranien du XXe siècle, Sadegh Hedayat, qui ouvrit le gaz à Paris en avril 1951, ce qui n’est pas une bonne idée non plus.
S’avance alors, en rêve, en souvenirs, son Orient. Le désert de Syrie, Alexandrie, Beyrouth, Jaffa, Téhéran, la mer de Chine. La foule des explorateurs, artistes, orientalistes animés d’un désir de découvertes que l’actualité contemporaine vient gifler. Lamartine, Omar Khayyam, Pessoa, Balzac, Thomas Mann. Les musiciens que l’Orient a bouleversés, Liszt, Schubert, Wagner.
Au fil des anecdotes, des destins, l’Orient apparaît pour ce qu’il est: le symbole de l’Ailleurs, de l’Autre, cette altérité qu’il nous faut apprivoiser pour ne pas se faire la guerre. «(…) Chaque langue de l’Europe a un Orient, un Orient en elles et un Orient au-dehors.» Le narrateur se recueille sur la tombe de Heinrich Heine, relit Magris sur le Danube, fleuve qui relie toutes les religions, voit en Don Quichotte le premier roman arabe.
Roman total, époustouflant d’érudition mais aussi bouleversant d’humanité, personnel – Mathias Enard a étudié l’arabe et le persan, parcouru la Syrie, l’Iran et l’Egypte –, Boussole fait l’éloge à la fois de la curiosité intellectuelle et des hommes et des femmes à tel point épris de la différence qu’ils se sont immergés corps et âme dans les civilisations qu’ils découvraient.
A 5 h 33, il est temps pour Ritter de s’avouer qu’«il n’est pas honteux de se laisser aller aux sentiments (…)» et de murmurer quelques lignes du Voyage en hiver: «Je referme les yeux. Mon cœur bat toujours ardemment. Quand reverdiront les feuilles à la fenêtre? Quand tiendrai-je mon amour entre mes bras?»