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Cecilia Bartoli: le chant dans le sang

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Mercredi, 9 Septembre, 2015 - 06:00

Rencontre. L’une est éclatante de vie, vibrante de projets. L’autre, plus secrète, est une observatrice calme et lucide. Lunaire. Discussion avec la cantatrice italienne et Silvana Bazzoni Bartoli, sa mère, celle qui lui a tout appris.

Deux générations. Deux femmes qui se ressemblent, portent dans leur corps et leurs pommettes ouvertes le même goût, le même tonus et le même plaisir de la vocalité. Deux histoires de vie tellement dissemblables pourtant. Le moment de rencontre avec Cecilia Bartoli et Silvana Bazzoni Bartoli révèle à la fois la magnifique force d’amour et de respect entre une mère et sa fille – ou vice-versa – et, en filigrane, un pan de l’histoire du chant en Italie au cours des dernières décennies.

On connaît l’art de Cecilia Bartoli, une des cantatrices les plus créatives, charismatiques et suivies de la scène lyrique internationale. Installée face à sa mère, le temps d’un trop court portrait croisé chaleureux, la mezzo raconte son bonheur intact du chant et relève, sans arrogance aucune: «J’ai commencé ma carrière très jeune et, après trente ans de scène, ma voix est toujours là; je peux compter sur elle aussi bien pour le baroque que pour incarner Norma, de Bellini, comme je l’ai fait à Salzbourg et tout prochainement à Zurich! Cette chance, je la dois à ma mère et à la technique qu’elle m’a enseignée.» Le sourire éclatant de la cantatrice respire la fierté et la reconnaissance. «Elle était soprano lyrique, mais elle a renoncé à faire carrière. Comme mon père, qui était un tenore spinto, elle est entrée dans le chœur de l’opéra puis s’est passionnée pour l’enseignement.»

Plus un jeu qu’une contrainte

D’une voix retenue et ardente, Silvana Bazzoni racontera un peu plus tard le choix auquel elle était confrontée, jeune artiste à la carrière prometteuse et mère de trois enfants: «Ils me manquaient terriblement, j’étais continuellement inquiète pour leur santé, leur bien-être. C’était trop difficile d’être éloignée d’eux. Et je suis certaine qu’il ne faut jamais se forcer à faire ou à vivre des choses qui ne sont pas les bonnes. Je le dis souvent à mes étudiants. Encore moins contraindre les autres; pis, ses enfants.»

Et quid alors de Cecilia, enfant, prenant avec elle ses premiers cours de chant? «Mais c’était d’abord un jeu! s’exclame la mezzo. Je chantais volontiers avec ma voix naturelle, la voix blanche, et peu à peu, quand j’ai eu environ 14 ans, ma mère a commencé à m’expliquer des éléments de technique. Elle me faisait faire des exercices à coups de deux-trois minutes, parfois un peu plus quand j’en avais envie. Je dis toujours que j’ai commencé à étudier le chant un dimanche, alors qu’il pleuvait à Rome…» L’adolescente avait une autre passion: le flamenco qui, pratiqué durant plusieurs années, a sans doute contribué à forger sa présence et son aisance scénique. Mais la graine du chant était bel et bien semée et, plus que tout, la cantatrice évoque l’éveil de sa curiosité, désormais insatiable. «Je découvrais dans ma voix des sons que je ne connaissais pas.» Sans oublier le plaisir à éprouver des sensations nouvelles grâce aux consignes maternelles. C’était «magique».

Verdi et Puccini baby-sitters

Il n’y avait pas de baby-sitter dans la famille Bartoli. Les soirs de répétition ou de représentation, les enfants étaient à l’opéra, baignant dans les ouvrages de Verdi, Puccini et autres compositeurs nationaux presque exclusivement du XIXe siècle. «On ne chantait jamais des ouvrages plus anciens, se souvient Silvana Bazzoni. Même pas Mozart. Encore moins les opéras baroques.» Ceux-là mêmes que sa fille exhume et défend avec une détermination et un engagement total depuis des années. C’est en effet Cecilia qui, avec son complice de toujours, le chef Giovanni Antonini et son Giardino Armonico, révélait en 1999 la face cachée et superbement lyrique de Vivaldi. Ou, plus tard, parmi tant d’autres ouvrages négligés, les airs virtuoses de castrats oubliés.

Les deux femmes évoquent aussi les souvenirs radieux de concerts en plein été dans les thermes de Caracalla, «et les machinistes qui nous amenaient à nous, enfants des chanteurs, d’immenses morceaux de pastèque dans de grands seaux d’eau fraîche». Chanter comme on croque dans la chair juteuse d’un fruit.

Talent intuitif

Rien de commun avec l’initiation musicale de Silvana Bazzoni, si ce n’est peut-être la dimension sacrée du jeu. Née dans un petit village de la campagne, dans l’Italie de l’après-guerre, la fillette ne connaissait rien de la musique mais chantait, imitait les oiseaux, répondait aux bruits de l’eau, du vent, de la nature. Jusqu’à ce qu’elle se rende chez le prêtre d’une paroisse voisine qui avait un piano. «C’était une révélation. J’entendais de la musique! Et cet homme m’a appris des airs d’opéras pêle-mêle. J’ai découvert par exemple Le barbier de Séville et j’en chantais tous les rôles», se souvient-elle. Son talent intuitif et inné l’a amenée finalement au conservatoire, puis elle a remporté des concours, avant d’être engagée par les théâtres. «J’ai débuté avec Manon Lescaut, racontet-elle. En fait, je connaissais tout du bel canto sans l’avoir jamais appris, mais un jour j’ai voulu comprendre ce qui se passait dans ma voix.» C’est ainsi qu’elle a analysé ses attitudes corporelles, de l’intérieur, et qu’elle a trouvé les explications, les réponses.

Quand on la voit aujourd’hui donner des cours de chant, comme lors de l’académie d’été de Gstaad, qu’elle anime depuis six ans, on comprend mieux d’où lui vient son talent immédiat à débusquer la moindre faille, le moindre relâchement dans la position du corps, dans l’ouverture de la bouche, de la gorge, dans le tonus, dans l’énergie. «Le chant demande la même présence physique que le violon ou la trompette, dit-elle, mais tout se passe à l’intérieur du corps, et c’est difficile pour le chanteur de savoir ce qu’il fait faux.»

Technique sans faille

Imperturbable, sans brusquerie mais sans complaisance, elle corrige ses étudiants, leur donne des pistes, les aide à comprendre de quoi leur chant se compose. De muscles, de chair, de souffle et d’ouverture, avant toute chose. Le tempérament de chercheuse de Silvana Bazzoni s’est focalisé sur l’art du chant, celui de sa fille sur les répertoires dans lesquels le chant est roi. A partir de sa technique sans faille, Cecilia Bartoli a remonté le temps et acquis, auprès d’Harnoncourt, de Hogwood et d’autres chefs de musique ancienne, le style du fameux Settecento, ce XVIIIe siècle trépidant de créativité et de virtuosité expressive.

Silvana Bazzoni aide les jeunes chanteurs à accoucher de leur voix, elle les révèle à eux-mêmes en leur indiquant les clés de leurs forces et de leurs faiblesses. Cecilia Bartoli plonge dans les manuscrits oubliés, découvre, déchiffre, s’enthousiasme et transmet. Comme elle vient de le faire une fois de plus dans son récent enregistrement, St Petersburg, consacré aux compositeurs italiens invités à la cour de Russie. Et la première à se régaler à l’écoute de ce répertoire oublié est bien évidemment Silvana Bazzoni qui, fillette un brin sauvageonne, a appris à chanter avec les oiseaux.

Cecilia Bartoli chantera à l’Opéra de Zurich du 10 au 18 octobre à l’occasion d’une reprise de «Norma», de Vincenzo Bellini, produit par le Salzburg Festival. www.opernhaus.ch


Cecilia Bartoli en trois enregistrements essentiels

Paru en 2009, Sacrificium est un hommage aux musiques composées par et pour les castrats, ces phénomènes vocaux dont raffolaient l’Italie, ses théâtres et sa hiérarchie catholique. L’art des castrats a culminé au XVIIIe siècle, porté par des personnalités adulées comme Farinelli ou Nicolai Porpora, dont Cecilia Bartoli fait entendre des compositions. Morceaux de bravoure, airs d’extrême raffinement: expressivité et virtuosité sont à fleur de peau, avec Il Gardino Armonico et son chef, Giovanni Antonini.

Adorant s’aventurer hors des sentiers battus, la mezzo sait s’entourer de chercheurs compétents, elle ose surtout affirmer ses choix. Elle a ainsi consacré temps et énergie à construire The Steffani Project autour d’Agostino Steffani (1654-1728), un compositeur italien extrêmement célèbre de son vivant, mais entre-temps oublié. Cecilia Bartoli y a cru. Collaborant avec Diego Fasolis et ses Barocchisti, un ensemble basé au Tessin, elle défend avec feu, sur cet enregistrement sorti en 2003, des airs extraits d’opéras aussi bien que le Stabat Mater.

Dernier-né datant de 2014, St Petersburg est encore une fois le fruit de la curiosité de la mezzo et de Diego Fasolis, qui sont partis à la recherche des œuvres de compositeurs italiens émigrés à la cour de Russie au cours du XVIIIe siècle. Polyglotte gourmande, Cecilia Bartoli a élargi sa palette et pris des cours de russe pour l’occasion. Ce programme est actuellement au cœur de ses concerts, parallèlement à la production de l’opéra de Vincenzo Bellini Norma, dirigé par le chef Giovanni Antonini et mis en scène par Moshe Leiser et Patrice Caurier.

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Annette Schreyer / LAIF
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