Spectaculaire. Et réjouissant! Une vingtaine d’auteurs romands hommes publient un ouvrage en cette fin d’été. Onze d’entre eux se sont rassemblés pour «L’Hebdo» au Habana Bar du Lausanne Palace.
Un arrêt sur image pour saisir l’air du temps littéraire: c’est le jeu auquel nous avons convié onze écrivains romands qui tous habitent entre Genève, Yverdon et Chardonne, et publient un roman entre août et septembre. Ils s’appellent Arthur Brügger, Joël Dicker, Florian Eglin, Jon Ferguson, Antoine Jaquier, Damien Murith, Antonin Moeri, Baptiste Naito, Gérard Salem, Olivier Sillig, Nicolas Verdan. Ils sont à peine trentenaires, quinquas ou sexagénaires vigoureux. Ils sont profs, psy, pianiste. Ils n’ont rien à voir entre eux, croient-ils, n’aiment pas les photos de groupe, a priori. Mais répondent chacun à leur manière à la question: qu’écrit-on lorsqu’on est un homme en Suisse romande en 2015?
Sur le coup des 14 heures ce samedi 29 août, ils arrivent l’un après l’autre dans ce bar testostéroné et dandy du Lausanne Palace. Les poulains de L’Age d’Homme se font la bise, arrivant tout droit du pot d’Olivier Sillig à la librairie Basta. Joël Dicker file la clé de sa voiture au concierge: c’est clair, ils le trouvent tous plus sympa que prévu. Pour le photographe Jean Revillard, fondateur de l’agence Rezo, ils se sont mis sur leur trente et un, chemise foncée, chapeau pour le fantasque Antonin Moeri. Antoine Jaquier est ici chez lui et n’a pas oublié le cigare. Ils s’échangent leurs livres, apprécient les couvertures, préparent les rencontres qu’ils vont tenir au Livre sur les quais à Morges le week-end à venir. On parle des absents de l’image, Daniel Maggetti, Daniel de Roulet, Etienne Barilier, Eugène, retenus loin de Lausanne: soudain, ils nous manquent.
Ce que dit cette photo de groupe, cet arrêt sur image, c’est cela: l’air du temps littéraire mâle romand est épatant, ludique, curieux, ambitieux, émouvant, audacieux, sensible.
Polar et histoires de famille
Il y a du polar dans l’air avec Antoine Jaquier et Nicolas Verdan. Avec les chiens (L’Age d’Homme), le premier pousse l’audace jusqu’à susciter une complicité terrifiante entre un tueur d’enfants sorti de prison et le père d’une des victimes. Une belle confirmation après Ils sont tous morts il y a deux ans. Nicolas Verdan nous tient, lui, en haleine avec une tête coupée retrouvée dans le no man’s land entre la Grèce et la Turquie, séparées par un mur de barbelés que tentent chaque jour de franchir migrants et passeurs. Le mur grec, livre phare de la rentrée de Bernard Campiche, plonge dans la complexité de la Grèce d’aujourd’hui, ses violences, ses espoirs. On y croise un inspecteur d’Athènes désabusé, des prostituées qui oublient de survivre, des politiciens impuissants, des amants qui n’oublient rien.
Il y a des histoires de famille dans l’air avec l’auteur, comédien et traducteur Antonin Moeri, qui dans Pap’s (Bernard Campiche) tente de retracer la jeunesse de son père Emile, fils de facteur devenu le premier cardiologue d’une ville de vingt mille habitants, à l’aide des cahiers que celui-ci lui a légués un an avant de mourir. Il le suit sur une plage de Tel-Aviv en 1948, tente de «cheminer au plus près d’un individu» qui l’intrigue, lui a appris à «parler, à raconter des histoires», le regarde voyager de Mexico à Cully, retrouve les notes prises à sa naissance. Cette mise en abîme de la mémoire familiale est vertigineuse et puissante.
Tout comme les souvenirs que convoque Gérard Salem dans Marc de café (L’Age d’Homme): un kaléidoscope de textes très fins courant de 1915 à 2015, naviguant sur quatre générations de Beyrouth à Lausanne en passant par la Turquie et l’Iran, à la recherche d’un père mort trop tôt, d’oncles magiciens, de jolies tantes, de cousins disparus dans les replis du temps et des guerres. Et une plongée fascinante dans la fabrication intime de Gérard Salem, né chrétien libanais, arrivé en Suisse à 14 ans, orphelin de son père commerçant après l’avoir suivi toute son enfance entre l’Iran, la Turquie et la Syrie.
Saga familiale aussi avec le nouveau livre de Joël Dicker, qui reprend Marcus Goldman, narrateur de La vérité sur l’affaire Harry Québert, pour lui faire raconter dans Le livre des Baltimore (à paraître le 29 septembre chez de Fallois) l’histoire des deux branches de sa famille, les Goldman de Baltimore et les Goldman de Montclair, à travers une amitié lumineuse mais tragique entre cousins.
Ovnis, stylistes et originaux
Il y a des ovnis dans l’air: Jésus & Marie, signé Jon Ferguson à L’Aire, en version bilingue français-anglais s’il vous plaît! «Tout ce que l’on a écrit sur Marie-Madeleine est faux. Tout ce que l’on a écrit sur Jésus est faux», affirme notre ex-mormon basketteur lausannois préféré, qui propose la relecture de l’histoire de Jésus et de Marie-Madeleine: une fable étonnante, une profession de foi en l’amour plus qu’en le christianisme. Et le troisième et dernier tome des aventures de l’alter ego du doux Genevois Florian Eglin, le dandy bibliophile et sanguinaire Solal Aronowicz – du nom de sa grand-mère juive. Ce dernier tome s’intitule Holocauste (La Baconnière): il faut oser manier l’humour noir, l’absurde et le grotesque pour un final endiablé autour de deux groupuscules qui s’installent aux 2 et 4 de la rue des Granges, l’un juif, l’autre musulman.
L’air du temps crée des stylistes: repéré avec La Lune assassinée, drame paysan ramuzien qui lui vaut le prix SPG du premier roman romand, Damien Murith ouvre avec Les mille veuves (L’Age d’Homme) la fenêtre sur l’océan, le fracas des tempêtes qui noient les marins et laisse les veuves à leur silence. «La mer comme l’opium arrache aux hommes leur âme, la tend aux gueules voraces des vents qui d’un râle en font des orages de grêle.» Quant à Arthur Brügger, 24 ans, il livre un jouissif et précis Œil de l’espadon chez Zoé. Son héros? Charlie, 24 ans, apprenti poissonnier au Grand Magasin, qui passe ses journées à évider, découper, emballer les poissons. Et, un jour, en a marre de l’image de gentil jeune homme que lui renvoient tant sa fiancée que les clients. D’un job étudiant, Arthur Brügger fait une fable follement originale, à l’écriture ambitieuse, sculptée au scalpel.
L’air du temps est original. La palme à Baptiste Naito: Le patient zéro (L’Aire) raconte la vie d’un antihéros, steward chez Swissair à la belle époque des années 80, fêtard, dragueur, farouchement hétéro, inculte et arrogant, qui se révèle être l’homme par qui le sida arrive en Suisse. Inspirée librement de la vie de l’agent de bord québécois Gaëtan Dugas (1953-1984), responsable de la contamination de l’Amérique du Nord, cette histoire est contée avec la tranquille assurance de Baptiste Naito, sa fausse indifférence élégante, sa distance d’ethnologue-écrivain. C’est seulement son deuxième roman publié, chapeau.
L’air du temps est original, bis. En racontant l’histoire de Jiminy Cricket, Olivier Sillig, 20 ans dans les années 70, replonge dans la vie d’une communauté libre vivant en autarcie quelque part au Sud. Le très beau Jiminy fascine filles et garçons, couche avec tout le monde mais n’aime personne. Le drame couve, bien entendu, parce que les belles choses ne durent que le temps d’un été. C’est lumineux, mélancolique, sensuel, osé. Sans doute le plus beau livre de Sillig.
Ils ont posé, souri au photographe, bu le jus de pomme pour faire comme du whisky dans les verres. Ils promettent de se revoir.
Le livre sur les quais à Morges accueille les auteurs romands et internationaux sous sa tente et ses bateaux CGN du 4 au 6 septembre. Avec à l’honneur des écrivains et poètes grecs, les Editions Christian Bourgois, Katherine Pancol, Eric-Emmanuel Schmitt et une programmation spéciale au cinéma de Morges. Toutes les infos et les auteurs présents sur www.lelivresurlesquais.ch
