Héritage littéraire. Le quatrième tome de «Millénium», intitulé «Ce qui ne me tue pas», sort aujourd’hui en librairie. Il est signé David Lagercrantz. Avait-il le droit de s’approprier les personnages de feu Stieg Larsson?
Il aurait adoré. C’est vrai: la sortie de Ce qui ne me tue pas, le quatrième tome de Millénium, dix ans jour pour jour après L’homme qui n’aimait pas les femmes, va renflouer les caisses des quarante éditeurs internationaux qui ont acquis les droits de ce nouvel opus. Et, contrairement à ce que clame la compagne de feu Stieg Larsson, décédé d’une crise cardiaque en 2004, un an avant le début de la parution de sa trilogie Millénium vendue depuis à 80 millions d’exemplaires, il se peut que le journaliste et écrivain suédois ait adoré que ses personnages, Lisbeth Salander et Mikael Blomkvist, lui survivent.
Depuis l’annonce par l’éditeur suédois Norstedts, en décembre 2013, qu’il prévoyait de publier une suite à la trilogie, la polémique est intense, autant sur un plan privé que sur un plan littéraire. La querelle autour de l’héritage de Larsson, dont a été privée sa compagne de plus de trente ans Eva Gabrielsson, faute de liens conjugaux légaux, au profit du frère et du père de l’auteur, n’est pas terminée. D’autant plus qu’Eva a assuré dès le début détenir les 200 premières pages du véritable quatrième tome de Millénium, texte inabouti et posthume se passant en partie à Banks Islands, au Canada, auquel travaillait Larsson au moment de sa mort. Esquisse de roman qu’Eva laissait entendre pouvoir terminer elle-même – sans pour autant, depuis, ni passer à l’acte ni le transmettre à l’éditeur. Ce qui ne me tue pas part donc de zéro et, côté intrigue, ne doit rien à Larsson.
En revanche, les personnages principaux, la geek et hackeuse féministe tatouée Lisbeth Salander, véritable star de la série, et le journaliste d’investigation Mikael Blomkvist, double de Stieg Larsson, accusé dans ce nouveau tome par ses détracteurs d’être un journaliste dépassé et envisageant même de changer de métier, doivent tout à Larsson.
Hommage ou vol?
Et la question de savoir si un auteur peut s’approprier les personnages créés par un autre fait rage sur la planète livres. A l’annonce de la suite de Millénium, on a même entendu des auteurs annoncer avoir couru chez leur notaire ou éditeur pour modifier qui leur contrat, qui leur testament. Oubliant que la pratique est presque courante: Kingsley Amis, William Boyd et Sebastian Faulks ont tous trois signé des suites de la série mythique d’Ian Fleming, James Bond. Faulks s’est même permis, dans la plus récente parue en 2008, de faire vieillir Bond… La romancière Sophie Hannah a publié en 2014 une suite de la série des Hercule Poirot d’Agatha Christie. Dans les pays anglo-saxons, on avait beaucoup glosé sur l’appropriation, par l’actrice Emma Thompson, du héros de Beatrix Potter Pierre Lapin pour marquer le 110e anniversaire de la naissance du personnage.
Une polémique que l’on peut juger stérile dans ce cas: le choix de David Lagercrantz est excellent. Suédois, journaliste d’investigation comme Stieg Larsson, il est certes le fils d’un éminent éditeur et rédacteur en chef d’un grand quotidien et non d’un ouvrier comme Larsson. Mais il vit au cœur de Södermalm, le quartier «officiel» de la série, il a durant plusieurs années chroniqué les affaires judiciaires du pays, et il a surtout prouvé qu’il avait l’humilité de savoir se glisser dans le destin et l’univers d’un autre. Ses livres précédents se sont mis au service du mathématicien Alan Turing dans Fall of Man in Wilmslow, paru en 2010, de l’inventeur Suédois Hakan Lans, un des inventeurs de la souris d’ordinateur, ou de l’alpiniste Göran Kropp. C’est d’ailleurs avec sa biographie du célèbre footballeur suédois Zlatan Ibrahimovic, un best-seller, que Lagercrantz s’est fait connaître à l’étranger. Une démarche entre création littéraire et nègre éditorial qui déboucha sur une polémique lorsque Lagercrantz expliqua avec candeur que certains propos attribués à Zlatan étaient certes plausibles mais parfaitement inventés.
L’idée de lui confier la suite de Millénium est venue de l’agent Magdalena Hedlund, qui s’occupait des droits de l’éditeur Nordstedts concernant Millénium puis de la famille Larsson, héritière de Stieg. Lors d’un lunch entre Magdalena Hedlund et Lagercrantz, qui envisage de la prendre comme agent, il lui glisse à quel point, contrairement à ses collègues écrivains, il adore les contraintes et autres formes de commandes. Quelques mois après, un accord est signé entre l’éditeur et l’écrivain, qui vit dès lors dans une bulle secrète, écrivant sur un ordinateur non relié à l’internet pour se protéger des hackers, employant des mots codés s’il envoie des messages concernant le livre. «C’est un monde formidable dans lequel on s’engouffre. Les personnages vivent en moi jour et nuit», écrit-il dans son journal de bord, dont des extraits sont confiés au quotidien suédois Dagens Nyheter et au Point en France.
L’âme de Larsson
Son texte, terminé à l’automne 2014, sera dès lors le secret le mieux gardé dans le monde de l’édition depuis le dernier tome de Harry Potter. Il est transmis courant février 2015 par coursier et en mains propres aux traducteurs des 40 éditeurs internationaux ayant acheté les droits. Depuis l’annonce de la date de parution mondiale simultanée, aucun service de presse n’a été organisé, et les médias du monde entier découvriront l’histoire en même temps que les lecteurs; 496 pages dans lesquelles Lisbeth Salander tente même de hacker la NSA, l’Agence nationale de la sécurité américaine, alors que Mikael Blomkvist reçoit l’appel d’un chercheur suédois dans le domaine de l’intelligence artificielle, de retour au pays après un séjour dans la Silicon Valley, qui détient des informations explosives sur les services de renseignements américains. Se sentant en danger, il souhaite les rendre publiques pour se protéger, et compte sur Blomkvist pour cela. Lisbeth se retrouve menacée par des cybergangsters qui finissent par semer la terreur dans les rues de Stockholm et s’attaquer à l’équipe de la revue Millénium.
«Millénium n’est pas qu’une bonne histoire fabriquée par un bon auteur de bons polars, écrivait Eva Gabrielsson dans Millénium, Stieg et moi, paru chez Actes Sud en 2011. Ces livres parlent de la nécessité de se battre pour défendre ses idéaux, du refus de se rendre, de se vendre ou de se coucher devant plus puissant que soi. Ils parlent de valeurs, de justice, de journalisme au sens noble du terme, de la droiture et de l’efficacité dont certains font preuve dans leur job, policiers y compris.» Dans le fond, c’est le pire qui pourrait arriver: que Lagercrantz n’ait fait qu’un bon polar, qu’on dévore pour se divertir, et qu’on oublie une fois terminé.
Quoi qu’il en soit, le miracle est là: Stieg Larsson est mort mais nous allons passer de longues soirées avec Lisbeth Salander et Mikael Blomkvist, émanations de l’âme d’un Suédois surdoué et paranoïaque décédé trop tôt mais nous ayant légué un cadeau inestimable et rare: des émissaires capables de casser les frontières entre la vie et la mort et de poursuivre la mission fictionnelle que s’était fixée Larsson. Ce qui ne me tue pas, tome 4 de Millénium, est tout simplement le plus bel hommage que l’on puisse rendre au créateur de personnages devenus plus forts que lui.
«David Lagercrantz est un auteur brillant»
Hege Roel Rousson, traductrice et par ailleurs conseillère éditoriale du domaine scandinave chez Actes Sud, a traduit «Millénium 4, Ce qui ne me tue pas», écrit par le Suédois David Lagercrantz. Dans des conditions particulières.
Que pensez-vous de la polémique concernant le droit moral de reprendre des personnages créés par un autre auteur?
C’est une polémique vieille comme le monde! Faut-il condamner tous ceux qui ont repris des personnages créés par des auteurs de l’histoire de la littérature? Dans le cas de Millénium, les personnages sont si forts, et le public s’est à ce point emparé d’eux, que le fait de les maintenir me semble naturel. Tout le monde les connaît! Ecrire une suite est un cadeau que l’on offre aux lecteurs. Ne pas le faire serait presque une faute dans la logique de l’histoire de la littérature.
Qu’est-ce qui différencie Stieg Larsson de David Lagercrantz en tant qu’écrivains?
Lagercrantz a une plume très fine, une grande sensibilité d’écriture. Il est aussi très efficace dans la construction de son intrigue. Il est brillant et maîtrise sa matière. J’avais lu son livre sur le mathématicien Alan Turing, j’ai suivi la sortie de sa biographie de Zlatan Ibrahimovic, mais je l’ai vraiment découvert avec Millénium. Il a su créer une œuvre personnelle tout en reprenant et en faisant évoluer les personnages de Larsson, leur esprit.
Il a donc relevé ce pari risqué de s’approprier des personnages créés par un autre auteur?
Oui. Moi qui suis une grande admiratrice de l’œuvre de Larsson, je n’ai pas été déçue. J’ai retrouvé l’esprit de Lisbeth Salander, l’ambiance des précédentes intrigues. Il a réussi à rentrer dans leur intériorité, à cultiver leur singularité. C’est très fort.
La différence de style n’est pas un handicap pour les lecteurs?
Non, dans le fond, c’est secondaire. En tant que lecteur de Millénium, on s’attache surtout aux personnages et à l’intrigue, à leur quête de vérité, à leur manière de n’avoir pas peur de s’attaquer à plus puissant qu’eux, à démonter les rouages des grandes organisations plus ou moins souterraines. Heureusement d’ailleurs que Lagercrantz n’a pas cherché à copier le style de Larsson! Cela aurait été une grossière erreur et les critiques auraient été immédiates. Il a trouvé la bonne distance, à mon avis, entre sa personnalité et l’univers de Larsson.
Vous avez travaillé dans des conditions très spéciales: délais très serrés, quatre mois pour traduire, défense d’utiliser des ordinateurs connectés à l’internet, impossibilité de communiquer avec l’auteur à distance…
Quel a été l’impact sur votre travail?
La pression était plus grande que d’habitude. Le pire aurait été que le texte ne soit pas prêt à temps. C’était un stress: on peut tomber malade ou, ma plus grande crainte, avoir un accident. Le projet est énorme et tout repose sur vous à un moment donné. Pour les aspects de production, on a inventé chez Actes Sud un processus éditorial différent pour avancer plus vite, en termes de relecture, correction, mise en pages. Tout s’est fait au fur et à mesure depuis que j’ai reçu le texte original, mi-février.
Le décès prématuré de Larsson est-il pour beaucoup dans le succès de «Millénium»?
Le destin personnel tragique du créateur de la saga rend le mythe plus fort pour une grande partie des fans. Mais je pense que cela serait le cas même si Larsson était encore vivant. Millénium est un phénomène littéraire et social qui doit tout à la qualité de son contenu, à la force de ses personnages. Il y a clairement un avant et un après Millénium dans la littérature nordique et, partant, mondiale.
Ce que les écrivains en pensent
Débat. Pour Quentin Mouron, il s’agit d’un viol de cadavre et non d’un acte de dévotion. Pour son collègue écrivain Jean-Michel Olivier, une simple histoire commerciale.
«Qui pourrait empêcher quelqu’un d’écrire une suite aux Liaisons dangereuses, à Madame Bovary, à Monsieur de Phocas? Ce n’est pas malhonnête, ce n’est pas irrespectueux. Au contraire, il faut une révérence, une dévotion singulière pour se faire le continuateur d’une œuvre que l’on a adorée. Il faut du courage. De la ténacité. Il faut du sang, du cœur. Pensons à ces fans die-hard qui se firent les porteurs de l’œuvre de Lovecraft – et qui contribuèrent à son succès posthume. Pensons aux néoplatoniciens, aux néoaristotéliciens, qui enrichirent singulièrement la réflexion de leur maître à penser. La réécriture? Pourquoi pas! Sauf que David Lagercrantz, le nouvel auteur du nouveau Millénium, n’est pas un passionné. Il ne s’agit que de gros sous, de marketing, de divertissement de masse. On pond un nouveau tome comme on ouvre un parc d’attractions. L’important est d’amuser la foule, de lui prendre son pognon. Bien sûr, on voit déjà venir le bla-bla mercantile, la prétendue volonté de «respecter la mémoire du défunt», de «lui rendre justice», de «contribuer à son rayonnement». Nous espérons au moins que l’éditeur aura la décence d’admettre franchement la vérité: ce nouveau livre est aussi élégant que le viol d’un cadavre.
»Millénium 4? Nous lui souhaitons un flop. Une gifle à son éditeur suédois (Norstedts Förlag). Une fessée à son éditeur français (Actes Sud). Réécrire, continuer, cela n’a jamais été infamant. Ou du moins, cela ne l’était pas avant la sortie du nouveau Millénium.» Quentin Mouron
«Ce qui est beau, en littérature comme au cinéma ou en BD, c’est que les personnages survivent toujours à leur auteur. Flaubert, Kafka, Joyce, Melville, Cohen, Mark Twain, les frères Grimm sont morts depuis longtemps – et pourtant Emma Bovary, Gregor Samsa, Leopold Bloom, le capitaine Achab, le beau Solal, Tom Sawyer, Hansel et Gretel continuent de vivre en nous. Ils sont bavards ou silencieux, drôles, émouvants, ils nous surprennent à chaque instant. Nul besoin d’une seconde vie: ils palpitent en nous comme au premier jour. On peut en dire autant des Vitelloni de Fellini ou de Barry Lyndon. Impossible de changer un visage, un regard, une voix: ils sont gravés sur notre rétine, profondément, et pour toujours. J’ai essayé de lire les aventures de Lucky Luke ou de Gaston Lagaffe brossées par de nouveaux dessinateurs. Impossible! Le trait est habile, parfaitement imité, mais il manque le génie, la maladresse parfois, et toujours l’intensité. Comment retrouver la candeur du dessin de Morris ou l’intensité du trait de Franquin, par exemple? Sa folie, ses débordements? Hergé a pris la plus sage décision en entraînant son petit reporter dans la tombe: il reste plus vivant que jamais. C’est même un mythe…
»Et Millénium? Onze ans après la mort de son auteur, pourquoi ressusciter ses personnages? La seule raison, inavouable, est financière: il faut faire marcher le commerce. Cela suffit, quelquefois, à faire le succès d’un livre ou d’un film. Mais Stieg Larsson, l’auteur de la saga, doit se retourner dans sa tombe.» Jean-Michel Olivier