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Le retour du mauvais garçon du rap

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Jeudi, 27 Août, 2015 - 05:57

Dr. Dre. Milliardaire du hip-hop, le Californien publie un nouvel album inespéré et coproduit un biopic consacré à son groupe, N.W.A, créateur du gangsta rap: une théâtralisation outrée des réalités du ghetto destinée à massivement séduire le jeune public blanc. Carton assuré!

David Brun-Lambert

On le croyait semi-retraité. Rangé des controverses du rap game auquel, depuis trente ans, il a tant donné. Producteur d’Eminem et de Snoop Dogg, auteur d’un disque solo platiné (The Chronic, 1992), enfin businessman avisé (la vente de Beats Electronics à Apple pour 3 milliards de dollars en 2014), Dr. Dre, 50 ans, ne semblait avoir que la gestion de son immense patrimoine pour horizon. Faux! En août, Andre Romelle Young – son vrai nom – retournait aux affaires en deux temps: la publication d’un album solo, Compton. Et la sortie de Straight Outta Compton, un biopic consacré à son groupe, Niggaz With Attitude (N.W.A), qui reprend le titre de leur album le plus célèbre. En jeu: une trêve mise à un coma artistique prolongé et une pierre de voûte apposée à sa propre légende. Celle d’un gamin noir issu d’un ghetto californien qui, au tournant des eighties, contribua à imposer le hip-hop comme force économique dans le music business.

Vingt-cinq millions d’écoutes en streaming et un demi-million de téléchargements totalisés en une semaine pour Compton. Cent millions de dollars engrangés pour Straight Outta Compton depuis sa sortie en salle aux Etats-Unis le 14 août. Ceux qui pensaient Dr. Dre hors jeu en sont ainsi pour leurs frais. Mais, passé les chiffres, pourquoi un tel engouement? Car si on n’attendait plus grand-chose du beatmaker depuis l’abandon de son album Detox en 2008 («pas assez bon», justifiait-il), N.W.A faisait, lui, figure de groupe muséal, pour avoir trois décennies plus tôt lancé le courant gangsta rap: une relecture outrancière du quotidien des ghettos d’Amérique confrontés au chômage, aux gangs ou aux brutalités policières.

Terreur raciale

Sept ans après l’élection de Barack Obama, les émeutes de Ferguson et de Baltimore ont révélé l’ampleur d’une fracture raciale qu’on croyait, à tort, atténuée. Dans le pays gronde aujourd’hui l’appréhension d’un soulèvement majeur des minorités. Cette même révolte sur laquelle le gangsta rap fait toujours son beurre, jouant impudemment avec «la terreur raciale séculaire américaine», selon l’anthropologue français Emmanuel Parent, conseiller scientifique de l’exposition Great Black Music, montrée au printemps 2014 à la Philharmonie de Paris. «Le gangsta rap et la culture qu’il véhicule se sont construits autour de cette peur ancienne, se nourrissant d’elle et puisant dans certains épisodes dramatiques qui ont forgé l’histoire raciale des Etats-Unis, explique-t-il. Parmi eux, la révolte conduite en 1831 en Virginie par l’esclave Nat Turner, qui entraîna le massacre de cinquante-cinq Blancs. Jusqu’alors, les maîtres n’avaient jamais envisagé que les Noirs puissent un jour faire preuve de violence. Après cet événement, les esclaves furent strictement encadrés. Néanmoins, une figure archaïque s’incrusta durablement dans la psyché du Blanc américain: celle du Noir meurtrier. Une figure qu’ont par la suite allégrement convoquée et enrichie les artistes du gangsta rap.» Alors même que le hip-hop devenait un juteux marché…

«La plus dangereuse création de toute société est l’homme qui n’a rien à perdre», écrivait James Baldwin. Et la fascination toujours vive pour cet insoumis explique beaucoup des triomphes commerciaux remportés par Compton et Straight Outta Compton. Mais quand le nouvel opus du «premier milliardaire du hip-hop» se lit comme un carrefour où se croisent jeunes pousses (Kendrick Lamar, etc.) et vieilles gloires du rap (Ice Cube, etc.), le long métrage signé par F. Gary Gray et coproduit par Dre laisse sciemment planer l’ombre de Nat Turner. Déroulant son fil selon les codes du film de boxe, sa trame conte alors la brève (quatre ans) trajectoire de N.W.A. Une trajectoire résumée à l’obstination d’un groupe issu des bas-fonds de L.A. déterminé à faire entendre son cri. Pour arme? Ce gangsta rap cru, obscène par endroits, capable de dire la révolte d’une population exclue du rêve américain.

Epater le bourgeois

Ici, plus trace de la conscience Black Power que célébrait encore le hip-hop new-yorkais. «Fuck this, fuck that!» glapissait maintenant un hip-hop mué en apologie scandaleuse des «plaisirs» du ghetto: abattre un flic, lever ou cogner une «bitch» (Dre ayant dû même récemment s’excuser publiquement auprès des femmes qu’il a «violentées par le passé»), traîner en bagnole avec ses potes le doigt sur la détente d’un.38 Special et exhiber fièrement son fric. En somme, une réadaptation jusqu’au-boutiste des thèmes autrefois prisés par le rock’n’roll des fifties, lorsque s’offrir une virée à bord de la Ford de papa, siroter du Coca-Cola et flirter dans un drive-in représentait un pied total. Dr. Dre et sa bande s’étaient juste appliqués à exagérer ces stéréotypes jusqu’à l’excès.

C’était en 1988. Le hip-hop venait de faire son entrée dans les charts de MTV. Les kids blancs en raffolaient. De crainte que le filon ne se tarisse, les majors signaient des rappeurs à tour de bras. Là, N.W.A publiait l’album Straight Outta Compton. Bientôt, leur label recevait une lettre d’avertissement signée de Milt Ahlerich, numéro deux du FBI. On pouvait y lire: «Pareils enregistrements sont à la fois démoralisants et avilissants.» Aussitôt rendue publique, la missive valait au gang le titre de «groupe le plus dangereux du monde». Les ventes de Straight Outta Compton rapidement explosaient. Le rock prenait des airs de vieillerie. Le gangsta rap devenait une industrie. Un «truc» par lequel on pouvait à la fois faire le clown, épater le bourgeois, éblouir les filles et surtout s’enrichir.

«Compton». De Dr. Dre. Aftermath/Interscope.
«Straight Outta Compton». De F. Gary Gray. Avec Corey Hawkins et O’Shea Jackson Jr. Etats-Unis, 2 h 27. Sortie le 16 septembre.

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