Trajectoire. Après quatre ans de prison, de résidence surveillée et d’interdiction de voyager, l’artiste chinois a débarqué à Munich. Cette liberté soudaine le satisfait et l’inquiète à la fois. Il se cherche un nouveau rôle.
Bernhard Zand
A Munich, c’est l’été, les Chinois sont là. Ils font les boutiques et photographient à tour de smartphone. A Munich, depuis quelques semaines, il y a également l’artiste Ai Weiwei. Lui aussi photographie tant et plus et poste ses images sur la Toile. L’une d’elles le montre avec son fils Lao, 6 ans, visitant l’expo de Keith Haring, une autre pendant une consultation dans une clinique de neurochirurgie, une troisième à torse nu sur les bords de l’Isar: avec de petits cailloux, quelqu’un lui a écrit sur la poitrine le mot «Fuck». «Pour la première fois de ma vie, je n’ai pas de plan précis, avoue Ai Weiwei. Je suis venu en Allemagne pour un contrôle médical. Un de ces jours, j’irai à Berlin et, à la fin de l’année, à Melbourne.» Pour sa part, «Lao est allé se baigner», dit la cinéaste Wang Fen, compagne d’Ai Weiwei et mère de leur enfant.
L’artiste le plus célèbre de Chine a été arrêté il y a quatre ans au moment où il s’apprêtait à partir pour l’étranger. Des années difficiles s’annonçaient. La Sécurité d’Etat l’a détenu près de trois mois dans un lieu secret et lui a confisqué son passeport. Il a ensuite été placé aux arrêts domiciliaires et surveillé en permanence. Souvent il se disputait, parfois même il se battait avec ses gardiens, surtout quand ils suivaient sa famille à la trace. Il y a un an, Wang Fen est partie pour Berlin avec leur fils Lao, afin de le mettre à l’abri.
Des personnalités occidentales se sont mobilisées pour qu’Ai Weiwei se voie restituer son passeport. Ces derniers mois, ses rapports avec le gouvernement se sont calmés, ses interviews sont devenues plus apaisées, de grossier son ton s’est fait ironique, parfois il manifestait même de l’indulgence à l’endroit de ses gardiens. Au printemps, les autorités lui ont fait comprendre qu’il pourrait de nouveau exposer son travail en Chine. Et, le 22 juillet, il a récupéré son passeport avec la promesse qu’après un séjour à l’étranger il pourrait rentrer au pays. «Ils n’ont pas posé de conditions précises.» La restitution du passeport fut «un moment très chinois»: ils le lui ont remis avec, sur le visage, une expression que l’on pourrait traduire par «tu sais ce que nous voulons dire».
Zone de confort
Dix jours plus tard, Ai Weiwei est au septième étage d’un hôtel munichois, dans une suite avec terrasse donnant sur la Frauenkirche. Il est libre. L’homme en colère de Pékin, le provocateur qui s’est photographié le majeur tendu devant la Porte de la Paix céleste (ndlr: Tiananmen), le combattant de la liberté d’opinion est parvenu dans sa zone de confort.
«En tant qu’homme, je me sens comme un chat à qui on aurait enfin ouvert la fenêtre et qui se balade à sa guise sur les toits. Mais en tant qu’artiste j’ai un très gros problème avec cette situation. Je ne suis ici que depuis quelques jours et, déjà, je me demande: que vais-je faire?» Les quatre années de prison, de surveillance et de conflit permanent ont constitué une phase très productive et créative de sa vie. Ai Weiwei et ses collaborateurs ont participé à une douzaine d’expositions en Europe et aux Etats-Unis. Sans jamais quitter la Chine, il a organisé trois grandes expos à Berlin, Washington et dans l’ancien pénitencier d’Alcatraz, à San Francisco. Il a empli de ses œuvres des espaces qu’il n’a jamais pu visiter, de la Biennale de Venise au Pérez Art Museum de Miami. Il a documenté ses 81 jours d’isolement en prison, protesté contre la pollution de l’air à Pékin, critiqué la remise du prix Nobel de littérature au poète Mo Yan, parodié le tube Gangnam Style du Coréen Psy. Il a créé des sculptures, tourné des vidéos et même enregistré un album rock.
«Pendant tout ce temps, j’éprouvais un sentiment d’urgence et de danger. J’étais pressé de terminer chaque phrase que je commençais, puisque je ne savais pas combien de temps il me restait.» La pression de ses persécuteurs l’a obligé à la concentration. Mais aujourd’hui que le danger immédiat s’est éloigné et que tant d’obstacles sont tombés, d’où viendra la résistance qui, quatre ans durant, lui a inspiré une colère si créative?
Retour de la colère
Ai Weiwei a demandé un visa pour Londres où, en septembre, seront présentées ses œuvres à la Royal Academy of Arts. Mais, au lieu du visa de six mois demandé, le consulat britannique lui en a délivré un de vingt jours parce que, dans sa demande, il aurait omis de parler d’une condamnation pénale antérieure, inexistante. D’un coup, la colère était de retour, d’un coup l’artiste de l’action s’éveilla en lui: Ai Weiwei posta le courrier de l’ambassade sur Instagram et, en un clin d’œil, la tourmente s’abattit sur les fonctionnaires. Ministre de l’Intérieur, Theresa May a désavoué ses sbires et s’est excusée auprès de l’artiste.
Ai Weiwei assure qu’il ne s’explique pas pourquoi il a inopinément récupéré son passeport. Il ne voit pas le rapport avec le fait que, le jour même de son départ, les JO d’hiver 2022 étaient attribués à Pékin: «Mon dossier était dans un tout autre département.» Et où sont les dossiers de plus de 200 défenseurs des droits de l’homme qui ont été interrogés ou arrêtés dans les jours qui ont précédé son départ? Deux douzaines d’entre eux sont toujours détenus, y compris son avocat, Pu Zhiqiang, qui l’avait défendu dans son affaire de prétendue fraude fiscale. Ai Weiwei parle d’une «surréaction». Après tout, la plupart de ces personnes sont de nouveau libres et celles qui ne le sont pas auront au moins droit à un tribunal. Il n’arrive plus que, comme lui il y a quatre ans, quelqu’un disparaisse sans laisser de traces trois mois durant. Pour lui, les conditions ont «dramatiquement» changé en Chine ces dernières années. «L’homme qui était responsable de mon cas il y a quatre ans, le patron de la Sécurité, Zhou Yongkang, est en prison et, avec lui, des centaines de hauts fonctionnaires.»
Communiquer sans relâche
Ai Weiwei y revient sans cesse: une autre contradiction s’est fait jour ces quatre dernières années. Weibo, la version chinoise de Twitter qui avait révolutionné l’opinion publique et fait de lui un blogueur célèbre, est désormais presque entièrement muselé par la censure. «Weibo est mort. C’était le marché aux opinions et le régime déteste les places sur lesquelles les gens peuvent hisser leur étendard et rassembler du monde.» Même la presse officielle a signalé la restitution du passeport d’Ai Weiwei mais, lorsqu’on cherche son nom sur Twitter, un message s’affiche: «En raison des lois et prescriptions en vigueur, les résultats de recherche des mots «Ai Weiwei» ne peuvent être affichés.»
En même temps, des plateformes de chat s’épanouissent, à l’instar de Weixin (WeChat). Elles forment de petits réseaux et des canaux d’information informels. «De grosses artères peuvent aisément être bloquées, philosophe Ai Weiwei, mais il y a toujours plus d’informations pompées dans les petits vaisseaux sanguins. Le flux n’est pas interrompu.»
En décembre, Ai Weiwei sera à Melbourne où, pour la première fois, ses œuvres seront exposées avec des travaux d’Andy Warhol. «Parmi tous les artistes modernes, c’est à lui que je me sens le plus lié. Tout comme moi, il a ce besoin désespéré de communiquer sans relâche sur tout.» Mais il a, lui, quelque chose de plus que Warhol: «Il n’avait pas l’internet.»
© DER SPIEGEL traduction et adaptation gian pozzy