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Livres: les 10 chocs de la rentrée littéraire

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Jeudi, 20 Août, 2015 - 06:00

A vos livres! De Martin Amis, qui plonge dans la Shoah, à Christine Angot, qui raconte l’inceste et la mère muette, de Yasmina Khadra, dans la tête de Kadhafi, à Laurent Binet, qui imagine Eco faire châtrer Sollers dans un thriller intellectuel prodigieux, la rentrée littéraire 2015, avec ses 589 romans français et étrangers, propose un cru fantastique.

Quelle rentrée littéraire 2015 fabuleuse! Les dix livres, véritables chocs de lecture, proposés dans les pages suivantes ne sont que la pointe de l’iceberg d’une rentrée débordant de romans intelligents, intéressants, emballants, audacieux, originaux, dérangeants, émouvants.

Les chiffres sont standard: 589 romans français et étrangers annoncés en librairie entre cette semaine et la fin de septembre, soit 393 romans français, dont 68 premiers romans, et 196 romans traduits. Mais, côté thématique et style, c’est un millésime fameux.

Martin Amis plonge dans la Shoah, tout comme l’Algérien Anouar Benmalek, avec une fantastique prise de risque narrative pour un roman, La zone d’intérêt, que Gallimard a carrément refusé de publier. Yasmina Khadra s’insinue de même dans la tête du Mal, imaginant la dernière nuit du monstre Kadhafi.

Il livre là un de ses meilleurs ouvrages, tout comme Sorj Chalandon et son bouleversant Profession du père, Toni Morrison qui ose imaginer une fillette rejetée par sa mère parce que trop noire ou encore le Suisse Martin Suter qui décrit avec une virtuosité unique le monde de la haute finance helvétique et ses collusions avec les hautes sphères politiques.

La reine de l’autofiction, Christine Angot, livre le roman de la mère et du pardon après l’inceste, donnant ses lettres de noblesse à un genre qui n’en a jamais fini de se justifier. Pour preuve, le procès fait début août à Simon Liberati pour Eva par Irina Ionesco, mère de ladite Eva et personnage du roman.

Vigueur, lucidité et drôlerie

Page après page, le constat s’impose: les romanciers font leur job à la perfection cet automne, s’emparant des obsessions et peurs contemporaines avec vigueur, lucidité et drôlerie. Fanatiques, terroristes, meurtriers: ils hantent les lignes du Français Julien Suaudeau, qui suit la métamorphose d’un garçon de campagne en bourreau de l’Etat islamique, de Hafid Aggoune qui, dans Anne F., imagine un prof face à un élève devenu terroriste ou d’Astrid Manfredi qui, dans La petite barbare se demande comment une jeune fille bien sous tous les rapports se retrouve impliquée dans la sordide affaire dite Halimi.

On lit des critiques acerbes de la société de consommation et de la précarité chez Sophie Divry, qui se lâche face au chômage dans Quand le diable sortit de la salle de bain, chez Frédéric Viguier, dont les Ressources inhumaines plongent dans la vie d’une cadre d’un hypermarché, chez Mehdi Meklat et Badroudine Saïd Abdallah (deux anciens du Bondy Blog!) qui retracent dans Burn out l’immolation d’un chômeur devant un Pôle emploi ou chez l’inimitable Gérard Mordillat, qui imagine une Brigade du rire tragicomique qui kidnappe un éditorialiste vedette et le force à travailler selon les préceptes qu’il prône à longueur de chroniques.

Et quel sans-gêne bienvenu lorsque nos romanciers s’emparent en joyeux iconoclastes de figures comme Roland Barthes pour Laurent Binet, Sade pour Olivier Saison, Hugo pour Judith Perrignon, Jean-Luc Mélenchon pour Anne Saulay, Poutine pour Bernard Chambaz ou Simenon à travers l’itinéraire de son frère chez Patrick Roegiers.

Jeunesse et talent

La littérature romande n’est pas en reste, avec le deuxième et très attendu roman d’Antoine Jaquier, qui tient toutes ses promesses, le retour en littérature de Daniel Maggetti, les débuts littéraires du psy des familles Gérard Salem ou la confirmation de la jeune génération des Damien Murith, Baptiste Naito ou Florian Eglin. De quoi faire bonne figure face aux locomotives annoncées que sont Joël Dicker, dont Le livre des Baltimore est annoncé pour le 29 septembre, et surtout, le 27 août, le quatrième tome de Millénium, signé non de feu Stieg Larsson mais du journaliste suédois David Lagercrantz.


Marivaudage à Auschwitz, signé martin amis

A la fin des 400 pages de «La zone d’intérêt», on ne sait plus comment on s’appelle, nageant dans un brouillard à la fois nauséeux et admiratif: Martin Amis nous a bel et bien emmenés là. L’enfant terrible des lettres anglaises a osé nous emmener là, racontant l’histoire d’un coup de foudre entre un officier SS coureur de jupon, Angelus Thomsen, et Hannah Doll, blonde épouse du vaniteux commandant Paul Doll, sur fond du camp de concentration d’Ausch­witz en Pologne en 1942.

Du coup, Martin Amis réussit ce que seul peut un excellent romancier: nous faire perdre nos repères. Il voulait explorer la Shoah sans reprendre les mots des autres, oser un autre ton, caricaturer le mécanisme de l’horreur pour le rendre plus insoutenable encore: c’est réussi.

Tuer mais vivre aussi

Angelus écrit en cachette à Hannah, se moque de sa hiérarchie tout en améliorant le rendement du camp. Hannah ne couche plus avec son mari, amène ses fillettes à l’école et s’attache au vieux juif que son mari a désigné pour leur servir de jardinier.

Ils se frôlent dans les dîners donnés par le commandant, jusqu’à ce qu’Angelus soit appelé à Berlin auprès de son oncle, haut cadre du parti. Un contrepoint terrible apparaît avec le personnage de Smulz, déporté chef du Sonderkommando, «l’homme le plus triste du monde», qui passe ses journées à faire brûler les cadavres.

Lui et les membres du Sonderkommando discutent sans fin pour savoir pourquoi ils continuent de vivre, enfouissant des papiers avec leur histoire dans des bocaux sous la terre. Au-dessus d’eux, l’odeur. A Berlin, les bourgeois se flattent de comprendre la solution finale.

Angelus et son copain Boris s’amusent dès l’hiver 41 de la déroute du Reich, se moquent du Führer devenu végétarien. Les trains arrivent, il faut gérer les arrivages, obéir. Aucune sympathie ne naît pour tout ce petit monde. Juste ce constat: là-bas, on tuait, mais on vivait aussi.

La fiction comme approche

Amis est un satiriste, même si c’est sa veine plus classique, subtile, retenue, qui s’exprime ici. A la fin de la guerre, après les procès, Angelus et Hannah se revoient. Angelus, désormais employé par l’armée américaine, espère encore qu’elle voudra de lui.

Hannah, veuve, refuse, résumant l’impasse: «Imaginez comme ce serait dégoûtant que quelque chose de bien sorte de cet endroit.» Lui estime que «sous le national-socialisme, on se regardait dans le miroir et on voyait son âme» et que cela vaut aussi pour les «obstructeurs» que lui et Hannah étaient. Manière de survivre, encore.

Gallimard, l’éditeur français habituel d’Amis, pourtant éditeur des Bienveillantes de Jonathan Littel, a refusé le livre. Raison invoquée par l’éditrice du domaine anglais de la maison: «(…) présenter les nazis comme des individus obsédés par le sexe, victimes de la bestialité du désir (…) est un parti pris qui ne m’a pas convaincue.»

Dans une postface impeccable, l’auteur d’Expérience ou de Lionel Asbo, l’état de l’Angleterre résume son parcours avec la Shoah: une première lecture, en 1987, du classique de Martin Gilbert The Holocaust. Une relecture en 2011. Entre-deux, l’étude de quantité de livres sur le sujet.

Et un constat: «J’avais accru mon savoir, mais je n’avais en rien gagné en perspicacité. Les faits (…) ne sont pas assimilables.» Réponse à cette impasse intellectuelle: la fiction, tentative d’approcher de plus près ce mystère négatif.

Dédié aux «innombrables Juifs, demi-Juifs et quart-Juifs qui comptent pour moi» et à sa femme, l’écrivaine Isabel Fonseca, La zone d’intérêt est un livre courageux qui réinvente l’enfer sur terre, porté par une curiosité inlassable, jamais morbide, jamais simpliste, bouleversante d’ouverture d’esprit, pour le genre humain.


Angot, entre mère et inceste

«Un amour impossible» est le livre le plus doux et lumineux de Christine Angot alors même qu’il raconte un amour impossible, celui entre son père et sa mère, qu’il n’épousera jamais et ne cessera d’abandonner, et revient sur l’inceste dont elle fut victime à l’adolescence, matière obsessionnelle et récurrente de son œuvre depuis vingt ans.

C’est qu’il est dominé tout entier par l’amour que la mère et la fille se portent, amour d’une douceur puissante et bouleversante. Il se termine d’ailleurs par une phrase – «(…) trêve de nostalgie, c’est ici et maintenant» – écrite par la mère mais portée par la fille-narratrice et arrivant comme une libération intense.

Comme si, en cherchant à comprendre l’origine du mal, en faisant de la sociologie intime, en retraçant la genèse de sa conception, en racontant par le menu l’histoire de cet homme bourgeois érudit et de cette femme de condition plus modeste à qui elle doit la vie en 1959, les raisons qui ont poussé son père à commettre l’inceste sur elle apparaîtront avec logique, clarté, netteté.

D’ailleurs, la raison, elle la trouve, imagine-t-elle, l’écrit: alors que, pendant des années, sa mère s’est battue pour qu’enfin son père, marié et père de famille ailleurs, loin d’elles, reconnaisse sa fille et lui permette de porter son nom, il la reconnaît enfin.

Et commence quasi immédiatement à violer Christine. Qui, plus de trente ans après, écrit: «Et pour lui, ç’a été la façon ultime, imparable, d’annuler la reconnaissance. C’était la négation automatique. Comme s’il n’était pas mon père et que je n’étais pas son enfant. Il était au-dessus de ça, au-dessus de toi, de nous, et des règles sociales d’une manière générale.»

La réconciliation

La relation mère-fille est au cœur du roman: l’adoration mutuelle lors des premières années de tête-à-tête, la relation orageuse à l’adolescence, la complicité à la naissance de la fille de Christine, Léonore, 20 ans aujourd’hui. Et puis le plus intéressant: à la mort du père, en 1999, qu’elle n’avait pas vu depuis dix ans, l’impossibilité soudaine de communiquer avec sa mère.

Christine pleure son père, malgré tout, mais sa mère a les yeux secs, ce qu’elle ne comprend pas. Christine fuit alors sa mère. Cesse de l’appeler «maman». Ne supporte plus de la toucher. Lui attribue tous ses échecs. Lui reproche de n’avoir rien vu, alors.

Pendant des années, elles ne se parlent qu’épisodiquement. Jusqu’au jour où «des sentiments anciens, qu’on croyait perdus, qui dataient de sa jeunesse à elle et moi de mon enfance, ont commencé à réapparaître».

Avancer et aimer

Elles commencent à s’écrire. Leur réconciliation, à travers les mots, les livres de Christine que sa mère lit et commente sans un mot de reproche ou de doute, est très belle. On voit le roman se faire, assistant en direct à la discussion d’où naissent les mots («C’est pas trop dur maman cette conversation?»).

Angot réussit un tour de force incroyable: régler ses comptes avec sa mère, osant aborder le thème des mères aveugles lorsqu’un enfant est abusé quasi sous leur toit, mais dans un même temps comprendre, pardonner, avancer, aimer.

Comme si, après avoir crié, tempêté, dénoncé dans des livres durs et malaisés, heurtés, comme L’inceste ou le terrible Une semaine de vacances, il était temps de se laisser porter par une vague de calme, de répit après la tempête. 


Toni Morrison la beauté noire en procès

Il y a pire que le racisme: la suradaptation de la minorité aux normes de la majorité raciste. C’est tout le génie de Toni Morrison de montrer dans ce onzième roman que rien n’est réglé en matière de couleur de peau, et que l’on peut être une beauté noire en bottines de fourrure, faire carrière dans l’industrie des cosmétiques tout en étant une victime, silencieuse, niée, du racisme.

Le tout en nous racontant une histoire d’aujourd’hui, une histoire de famille, de transmission et de rédemption, qui accroche de la première à la dernière phrase.

La nobélisée américaine s’attache à raconter la vie de Lula Ann Bridewell, dite Bride, née de Sweetness, mulâtre claire de peau qui rejette son bébé parce qu’il est trop noir. Et se fait quitter par son mari pour la même raison. Incapable de l’aimer, mais pensant bien faire, Sweetness traite sa fille avec la même rudesse que, pense-t-elle, le monde la traitera à cause de sa peau.

Pour se faire aimer de sa mère, Bride témoigne à charge contre une institutrice, l’envoyant derrière les barreaux. Cherchant, devenue adulte, à réparer son geste, elle se fait rejeter par l’institutrice, puis par son petit ami. Elle part à sa recherche.

Et, dans cette quête, de drôles de choses arrivent: ses seins diminuent, ses poils disparaissent, et puis un accident de voiture la force à rester quelques semaines chez un couple de marginaux déconnectés des valeurs auxquelles la belle plante urbaine et branchée qu’est Bride croit.

Lorsqu’elle retrouve son homme, elle découvre qu’il a aussi son lot de malheurs d’enfance, qu’elle n’a jamais pris la peine d’écouter.

«Que Dieu aide l’enfant»: la dernière phrase du livre résume dans un souffle l’esprit de Toni Morrison. Ce roman pour le temps présent, dégagé de tout jugement moral, brûlant d’un feu intérieur inextinguible, hanté par une belle dose de réalisme magique, est tout entier tendu vers l’espérance que les enfants, un jour, naîtront égaux en droits et amour reçu. 


Pauline selon Philippe Jaenada

Respect. C’est ce qu’inspirent les 700 pages que Philippe Jaenada consacre à Pauline Dubuisson, née en 1927 à Malo-les-Bains, emprisonnée en 1953 pour le meurtre de son ex-petit ami Félix Bailly, suicidée le 22 septembre 1963 à Essaouira, au Maroc, où elle s’était réfugiée après la sortie du film de Clouzot avec Bardot en 1961.

Ecrivain, Jaenada n’a pas aimé ce que les autres écrivains (Jean-Marie Fitère, Jean Cau, Jean-Luc Seigle) ont inventé sur elle, exagéré, fantasmé. Lui ne veut pas la trahir. Journaliste, il déteste l’image que les chroniqueurs judiciaires, portés par un instinct démago, et de nombreux mensonges, ont construite d’elle: une garce égoïste, une comédienne cruelle, une ingrate cynique.

Du coup, il se lance dans une quête minutieuse de la vie et de la mort de cette héroïne malgré elle. De Malo-les-Bains à Essaouira, il la suit à la trace, lit les dossiers de police, les témoignages, plonge dans les papiers de famille, remonte à la source des fausses rumeurs.

Se dessine page après page – des pages que l’on tourne avec avidité, tant tout cela est passionnant et raconté avec ferveur – le portrait d’une gamine élevée à la garçonne par son père, qui préfère l’éduquer à la maison, la privant d’une enfance normale, jeune fille libre pendant l’Occupation, tondue à la Libération, étudiante en médecine frondeuse et courtisée. Félix la demande en mariage à plusieurs reprises: lorsque enfin il renonce à elle, elle tente de se suicider, mais tire sur Félix d’abord, et se rate ensuite.

Habilement, Jaenada multiplie les digressions personnelles qui allègent la rudesse du destin de son personnage. Après avoir consacré un livre au cambrioleur Bruno Sulak, Jaenada rend un hommage magistral à celle dont il fait une «éclaireuse», «écrasée» par une «société qui ne voulait pas d’elle». 


L’ovni Rhodésien de Makana Clark

Ce livre est un ovni. On n’attendait pas cet auteur: George Makana Clark, prof de littérature dans le Wisconsin, né au Zimbabwe, Blanc, d’origine britannique mais revendiquant des ancêtres xhosas, cette ethnie d’Afrique du Sud parquée dans les bantoustans à l’apartheid.

On n’attendait pas ce livre, Les douze portes dans la maison du sergent Gordon, plongée hallucinée dans le destin d’un homme, Alexander Gordon, soldat de l’armée rhodésienne lorsqu’elle se bat contre les guérilléros armés par l’URSS, emprisonné comme un rat dans une mine de cuivre à cinq kilomètres sous terre, doué, comme sa grand-mère xhosa, du don de lire dans le sang, né un quart Noir, presque roux de peau, mais 100% Noir dans son âme.

L’histoire d’Alexander Gordon est racontée à l’envers: d’abord il est fantôme dans la maison que le narrateur, son ami, a construite selon ses instructions, ensuite il meurt, revenu épuisé au pays, puis il est prisonnier réduit à manger la chair de ses semblables, puis jeune homme rattrapé par la guerre, puis gamin dans une famille qui a honte de son sang noir et étouffe les bébés nés avec la peau sombre.

Le récit court de 1865 à 2011, fouillant jusqu’aux racines des soubresauts de la lignée du sergent Gordon, oscillant sans cesse entre saga familiale, récit historique documentant l’établissement du pouvoir noir en 1980, fable mythologique, réalisme magique.

On y croise des personnages tous aussi puissants et marquants les uns que les autres: outre Gordon, sa sœur Mahulda, qui vivra avec lui comme sa servante car de peau noire, son propre père, officiellement Blanc mais s’adonnant au culte de ses ancêtres noirs en cachette, ou le Très Révérend, persuadé qu’il a trouvé dans cette terre sèche le jardin d’Eden et maître d’une maison de correction où le jeune Alexander est détenu un temps. A chaque page, comme un fil conducteur qui s’impose malgré lui, le sentiment profond du lien mystique de Gordon à sa terre natale. Fabuleux.


Khadra L’algérien dans la tête de Kadhafi

Il fallait oser: se mettre dans la peau de Mouammar Kadhafi, tyran sanguinaire et mégalomane. Qui plus est: se mettre dans sa peau pour ses dernières heures de vie, lorsque tout est perdu, lorsque seuls les souvenirs lui tiennent compagnie, l’accompagner jusqu’à la mort durant la nuit du 19 au 20 octobre 2011 à Syrte.

Il n’y avait que Yasmina Khadra pour le faire, alias Mohammed Moulessehoul, 60 ans, conteur-né, ancien officier de l’armée algérienne, auteur de best-sellers traduit en 36 langues comme Ce que le jour doit à la nuit ou Les hirondelles de Kaboul.

Kadhafi! Pourquoi lui?

Je suis né dans le Sahara d’une mère nomade. Je suis Bédouin comme lui. Cela me donne plus facilement accès à son intériorité. J’ai toujours voulu écrire sur lui. Il rassemble toute la complexité de l’être humain, tendresse et cruauté, générosité et violence.

Les plus grands écrivains, Shakespeare, Tolstoï, Homère, Rabelais se seraient intéressés à lui. Un jour où il était en visite à Oran, on m’a demandé de m’occuper de sa garde prétorienne, son armée d’amazones. Elles ne respectaient aucune autorité autre que lui. On m’a raconté de nombreuses anecdotes intimes peu connues.

Une démarche facile?

Non. Mes livres sont lus dans le monde entier. Je ressens une lourde responsabilité. Mais j’ai écrit ce livre d’un jet, comme dans une transe. Le personnage s’est comme révélé à moi.

Qui était Kadhafi?

Un bâtard sans père qui en a souffert toute sa vie. Un homme doté d’un pouvoir de séduction massif qui a voulu non pas se venger comme Saddam Hussein, mais sauver son peuple de la monarchie opprimante. Il a été adulé, ce qui l’a rendu mégalomane. Il se voyait comme un mythe.

Il est devenu aveugle, en décalage avec le monde. Sa mégalomanie le protégeait contre son angoisse. Il avait besoin de prendre sa revanche de bâtard. Au début, ses projets sont nobles, progressistes. Mais devant les foules en délire l’acclamant, il a besoin de prolonger cet orgasme, par tous les moyens, même la force.

Que pensez-vous des images de sa capture et de son lynchage à mort qui ont circulé sur tous les écrans?

Ces images m’ont choqué. Cette barbarie ne peut pas se justifier. Il devait y avoir un procès.

Que ressentez-vous à son égard?

Aucune admiration, car il s’est imposé par la terreur. Une forme de pitié. Il a été un mouton sacrificiel. Il était à la recherche d’héroïsme, ce qui définit souvent les dictateurs. D’ailleurs, si les gens les suivent, c’est qu’ils veulent venger la banalité de leur vie. Comme un dictateur trouve de la jouissance en faisant le mal, il continue.

Est-ce le rôle d’un écrivain que de s’emparer de l’actualité?

Absolument. J’ai écrit déjà en 1998 et 1999 Les agneaux du seigneur et A quoi rêvent les loups sur le terrorisme islamiste. Projeter comme je l’ai fait le lecteur occidental dans l’Afghanistan des talibans, dans le conflit israélo-palestinien ou dans l’Irak d’aujourd’hui, c’est lui donner accès à la mentalité orientale. J’ose espérer contribuer à rapprocher les cultures.

Que devez-vous à votre éducation puis votre carrière militaires?

Il me reste ma dignité. Le combat continue contre la bêtise, la violence faite aux femmes, les terroristes. Une école utile: j’ai appris la rigueur et j’ai été formaté pour faire face à l’adversité. Mais trente-six ans d’armée n’ont pas réussi à anéantir mon besoin d’écrire. J’étais une anomalie à l’armée. Je suis désormais une anomalie à cause de mon passé militaire. J’ai un talent inné de conteur. Sans l’armée, je serais devenu marabout. 


Binet coupe les couilles à Sollers

Et si Roland Barthes n’était pas mort accidentellement, après avoir été renversé par une camionnette de blanchissage le 25 février 1980 sur le chemin du Collège de France, mais assassiné? C’est le début du roman le plus malin, virtuose et irrévérencieux de la rentrée.

On éprouve à sa lecture la même exaltation qu’en découvrant Le nom de la rose: enfin un auteur qui réussit le grand écart entre une narration à suspense, un ton d’une drôlerie à se rouler par terre et un fond d’une cérébralité très haut de gamme, puisque la matière qui court tout au long du roman n’est rien de moins que la sémiologie – l’étude des signes au sein de la vie sociale.

Donc, hypothèse Binet: c’est Miss Kristeva qui, travaillant pour l’Etat bulgare, a fait assassiner Barthes pour lui subtiliser un document secret révélant une septième fonction du langage (alors que Jakobson n’en a fait état que de six), fonction transformant n’importe quel orateur en arme de manipulation massive. Sollers pense s’en être emparé et défie Umberto Eco, grand Protagoras du Logos Club, secte secrète dédiée aux compétitions de rhétorique. Mal lui en prend. Il n’a qu’une copie, tandis que Mitterrand semble soudain étrangement à l’aise dans les débats télévisés.

Se servant d’un flic dont la beaufitude candide révèle à merveille la fatuité des intellos qu’il doit interroger, Laurent Binet plonge avec délectation dans les chapelles intellectuelles du printemps 1980, ses cultureux poseurs, ses modes, ses guéguerres parisiennes et ses vraies guerres terroristes.

C’est à n’y rien comprendre que les BHL, Kristeva, Sollers, Jack Lang, Debray et autres héritiers d’Althusser, Derrida ou Foucault n’aient pas déjà hurlé au crime de lèse-majesté, tant Binet s’amuse de leur caricature, les suivant autant dans les saunas gays que dans les colloques où ils pavanent. Irrésistible.


Antoine Jaquier retour gagnant

Après ses débuts remarqués en 2013 avec Ils sont tous morts, ce n’est rien de dire que le deuxième roman du Lausannois Antoine Jaquier était attendu au tournant. Retour réussi: Avec les chiens est un diable de livre, glacial et dérangeant, qui dénote une personnalité littéraire audacieuse avec laquelle nous ne sommes pas au bout de nos surprises.

Avec les chiens commence lorsque Gilbert Streum, tueur d’enfants notoire, surnommé l’Ogre de Rambouillet, sort de prison. Dehors l’attendent les pères des trois garçons torturés puis assassinés, qui s’étaient promis de le tuer s’il ressortait.

L’un d’eux, Michel, par ailleurs journaliste, prend le prétexte d’un livre à écrire pour trouver son adresse et entamer avec lui une série de rendez-vous qui le font peu à peu glisser dans une douce folie. L’emprise de Streum est intacte, sa perversion contagieuse, et Michel voit sa vie autant que sa raison lui glisser entre les doigts.

Construit avec précision et discipline, raconté d’une écriture sobre, quasi clinique, qui tranche avec la prose trash d’Ils sont tous morts, Avec les chiens montre que l’auteur quadragénaire, par ailleurs animateur socioculturel, sait se renouveler et adapter la forme au fond.

Trouvaille habile: le récit est raconté par intermittence à la première personne par le seul enfant qui a survécu à Streum, devenu un adulte cherchant la même vengeance que les pères des victimes. Mais Streum est habile, Streum les démasque, les prend à leur petit jeu et leur plonge le nez dans leurs propres zones de perversion.

Avec les chiens pose des questions dérangeantes: comment se remettre du meurtre de son enfant? Se venger apaise-t-il l’âme? Avons-nous tous une part de perversion en nous qui menace de nous submerger à chaque instant? Victime un jour, victime toujours? Les Natascha Kampusch finissent-elles toujours par acheter la maison de leur bourreau? Du beau travail, amoral et polémique.


Martin Suter s’attaque aux banques suisses

Grandiose! Du tout grand Martin Suter! Son meilleur livre depuis Small World! Comme tous les très bons thrillers, Montecristo commence de manière fabuleusement simple: Jonas Brand, reporter de télévision zurichois spécialisé dans les faits divers, se retrouve un jour en possession de deux coupures de 100 francs avec le même numéro de série – ce qui est théoriquement impossible. La même semaine, il assiste au suicide, dans un train, d’un jeune banquier.

Comme la curiosité est un vilain défaut, Jonas est cambriolé après avoir cherché à en savoir plus tant sur ses billets que sur le banquier suicidé. Les choses s’emballent, et Brand se rend compte qu’il a soulevé une affaire bien plus grosse qu’il n’imaginait. Alors qu’il ruse de toutes les manières pour obtenir des interviews des patrons des grandes banques et de la société qui imprime les billets de banque, on lui propose soudain, miraculeusement, de tourner enfin le film dont il rêvait depuis des années et dont le scénario, intitulé Montecristo, dormait dans les tiroirs d’un producteur de cinéma. Las: une fois en Thaïlande pour les repérages, il manque se faire assassiner. C’est qu’il a mis le pied dans un univers machiavélique, gouffre aveugle du système bancaire suisse, de connivence avec les hautes sphères politiques et médiatiques.

Martin Suter livre un thriller impeccable, enchaînant intrigues et rebondissements avec rapidité et habileté, tout en faisant le portait noir, déprimant, vertigineux, d’une société amorale où la manipulation, l’hypocrisie, la collusion, la corruption et l’illusion règnent en maîtresses. Pour le bien, évidemment, de la population et de l’ordre mondial.

Hyperréaliste, très documenté, Montecristo a bénéficié, indique l’auteur, des conseils de l’ancien conseiller fédéral Moritz Leuenberger autant que de ceux de Peter Siegenthaler, directeur des finances de la Confédération au moment de la crise de l’UBS. Un «roman» d’autant plus troublant.


Sorj Chalandon le roman du père, enfin

Il tournait autour de la blessure originelle depuis toujours. La reniflait, la caressait, la distillant par petites doses dans les héros de ses romans – le Tyrone de Mon traître, à qui il offre son enfance, ou s’offrant avec le Samuel du Quatrième mur le père qu’il aurait voulu avoir. Et puis le père, le vrai, est mort l’an dernier.

Ce livre, écrit dans la tête et le cœur depuis longtemps, il pouvait enfin l’accoucher. Il l’a écrit vite, puis a taillé, enlevé les larmes. Il voulait un livre «sec», «à l’os». C’est fait: bouleversant, brûlant, lucide, sans un seul verbe ou adjectif de trop, Profession du père ne se cache plus derrière aucun paravent pour dire le père tyran domestique, violent, menteur, fou, facho, qui se prétendait tour à tour espion, parachutiste, prof de judo ou pasteur. Et la mère qui se taisait.

Vous tournez autour de la figure de votre père depuis votre premier livre, «Le petit Bonzi», en 2005. C’est terminé?

C’est la fin d’un cycle. Je conclus sept livres avec celui-ci. Je ne sais pas ce que je vais écrire maintenant. Mais c’est un roman! Je n’ai par exemple jamais menacé mon père avec une arme. Je voulais une histoire universelle, comme Le quatrième mur ou Mon traître, une histoire d’amitié et de double vie comme il y en a tant. C’est un roman sur la sidération d’un enfant élevé sans le socle de la vérité. Sans les coups, le père aurait été un metteur en scène génial, sauf que la main tendue devient un poing.

Votre père est-il encore une obsession? Etes-vous guéri de votre enfance?

«Notre revanche sera le rire de nos enfants», disait Bobby Sands. Cette phrase a toujours résonné en moi, sans que je comprenne pourquoi elle me faisait pleurer. Mes trois filles ont 6, 11 et 26 ans, et leur rire me guérit chaque jour. Je suis devenu humain grâce aux femmes qui m’ont aimé et à mes enfants. Je suis obsédé par ce que je vais devenir, pas par d’où je viens.

Avez-vous eu peur de devenir comme lui?

Oui. C’est à cause de lui que je suis allé sur tous les fronts de guerre possibles en tant que reporter, pour canaliser cette violence qui me faisait peur. Etre de ces guerres au Liban, en Irlande ou en Afghanistan a éteint ma guerre intérieure. Mon père m’avait élevé pour que je devienne un raciste, comme lui. Très vite, je suis parti en reportage dans les pays arabes, pour me purger de ce qu’il avait tenté de m’imposer.

Qu’a-t-il fait de vous?

Un type à vif, hypersensible. Je prends toutes les émotions qui passent. Je suis comme un chien des rues. On peut profiter de moi, mais une seule fois. Je ne supporte aucune violence domestique, même mes filles lorsqu’elles se chamaillent.

Vous avez un frère, Yves, à qui est dédié le livre, mais qui n’apparaît pas. Pourquoi?

C’est un roman. J’ai voulu l’épargner. Emile, mon personnage, cumule mes souvenirs et ceux de mon frère. A la mort de mon père, au crématoire, il n’y avait que ma mère, mon frère et moi. Autour d’une bière, après, il a tout déballé.

M’a ouvert les yeux. M’a rappelé que si l’on jouait au poulet le soir dans notre lit, c’est parce qu’on avait faim, simplement. Nous vivions comme une secte dirigée par mon père. J’ai fui à 16 ans. J’ai dormi dans la rue pendant un an, passé mon bac en candidat libre avant de trouver refuge auprès d’une bande de maos.

Sous «profession du père», qu’indiquez-vous aujourd’hui?

Je n’en sais toujours rien. Ma mère ne veut plus parler de lui. Il avait un béret de para, des habits de pasteur pentecôtiste. Il avait la haine de ce qu’il n’était pas. Il était anti-intello, me faisait faire de la gym pour que j’aie un cou de taureau, pas un front intello… Il était plus fou que menteur. 

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