Eclairage. A l’heure où le Festival de Locarno célèbre la puissance du grand écran, les séries télé attisent toutes les convoitises. En Suisse aussi, on cherche à produire des œuvres d’envergure qui, à l’image de «Station Horizon», peuvent s’exporter.
En termes d’audace et de renouvellement des codes narratifs, c’est du côté des séries télé que ça se passe. Depuis maintenant une bonne quinzaine d’années, le petit écran est devenu l’eldorado tant des scénaristes que des réalisateurs. Alors qu’autrefois cinéma et télévision étaient opposés, on voit aujourd’hui les stars passer sans sourciller de l’un à l’autre. D’abord américain, cet incroyable essor a ensuite essaimé un peu partout, gagnant même des régions qui ne s’étaient jusque-là guère distinguées. L’exemple le plus frappant étant le succès des séries scandinaves Borgen, The Killing et plus récemment The Bridge, produites entre le Danemark et la Suède.
Quid de la Suisse? Au pays des PiqueMeurons, a-t-on les moyens de concurrencer ce qui se fait ailleurs en Europe? On aurait d’emblée tendance à répondre par la négative. Imaginer la petite Helvétie produire une série digne d’être diffusée à travers le monde, c’est comme penser qu’un jour les Etats-Unis seront champions du monde de foot. Mais comme à l’impossible nul n’est tenu, il convient de constater que, depuis quelques années, il se passe quelque chose du côté des productions romandes. Alors que les sept épisodes de Station Horizon, diffusés par la RTS il y a cinq mois, viennent de trouver un distributeur international, Anomalia, que l’on pourra découvrir début 2016, a déjà suscité la convoitise de plusieurs partenaires étrangers lors de la présentation d’un premier teaser dans le cadre des Rencontres de Fontainebleau.
Des réalisateurs venus du cinéma
La RTS, dont on raille parfois le manque d’ambition ou une grille de programmes pas toujours avenante, a lancé en 2008 une nouvelle politique de développement de séries, en s’appuyant notamment sur des collaborations avec des maisons de production indépendantes. C’est ainsi que ces dernières années on a pu découvrir des projets de qualité, comme L’heure du secret ou A livre ouvert. A l’instar de Station Horizon et d’Anomalia, des projets mis en scène par Pierre-Adrian Irlé et Romain Graf pour le premier et Pierre Monnard pour le second, ces deux séries ont été réalisées par des personnalités venues du cinéma: Elena Hazanov et le duo Stéphanie Chuat-Véronique Reymond. «Notre idée, c’est d’avoir des séries qui ont une patine, une couleur différente de ce que l’on voit habituellement. Ce sont des séries d’auteur, mais produites pour le prime time, avec une identité visuelle forte», explique Françoise Mayor, responsable de l’unité fiction de la RTS. Solliciter des gens qui ont fait leurs preuves sur grand écran est pour la chaîne romande une garantie de savoir-faire.
Réalisatrices de La petite chambre, un des rares longs métrages romands récents à avoir convaincu tant la critique que le public, Stéphanie Chuat et Véronique Reymond ont développé A livre ouvert dans le cadre d’un appel à projets que lance chaque année la RTS. Mettre sur pied une série a été pour elles une expérience enrichissante, tant au niveau de la liberté qu’offre le format en matière de construction des personnages que sur le plan technique. «Alors que sur un film de cinéma on peut prendre le temps de rediscuter chaque scène, tout va plus vite pour une série. Il est parfois difficile de prendre du recul, on doit apprendre à prendre rapidement des décisions», expliquent-elles en avouant avoir envie de poursuivre dans cette voie. Diffusées comme toutes les séries romandes par la chaîne francophone TV5, A livre ouvert a été achetée par France Télévisions, qui va la proposer en deux parties de 90 minutes en lieu et place des six épisodes de 52 minutes originels.
Une série alémanique aux États-Unis
Pierre Monnard, qui est actuellement en plein montage d’Anomalia, une série fantastique se déroulant dans le service de neurochirurgie d’une clinique privée où officie une médecin-cheffe aux pouvoirs de guérisseuse, est tout aussi enthousiaste: «Quand je suis arrivé sur le projet, la bible était écrite, tout comme les deux premiers épisodes. J’ai alors pris part à la suite du développement au même titre que les producteurs, même si la série est scénarisée par Pilar Anguita-MacKay. La liberté de création a été très agréable et finalement pas très différente de ce que j’ai connu sur mon premier long métrage, Recycling Lily. J’ai envisagé ce projet comme un film de dix heures.»
A en croire les premiers échos recueillis à Fontainebleau, Anomalia devrait sans trop de difficulté trouver un distributeur international, de même que plusieurs sociétés de production seraient intéressées par un partenariat dans le cas d’une hypothétique deuxième saison. Quant à Station Horizon, dont l’originalité consiste à filmer le Valais comme l’Ouest américain, elle fait désormais partie du catalogue de Zodiak Media France, un distributeur qui gère notamment les droits des séries produites par Canal+. La société a la certitude de la vendre sur plusieurs territoires et s’est par conséquent engagée sur un minimum garanti. Se pourrait-il que dans un futur pas si éloigné une production suisse connaisse un destin à la Borgen? Les professionnels veulent y croire.
Directeur de la RTS, Gilles Marchand rappelle néanmoins que «les Scandinaves ont mis vingt ans pour atteindre le niveau qu’ils connaissent aujourd’hui». Et de préciser que «les séries produites par la SSR sont destinées en priorité au marché suisse. Tout en explorant des genres très divers, elles s’appuient sur un ancrage local dans les différents contextes linguistiques et culturels. Exposées en prime time, elles visent 30% de parts de marché. Cela dit, au fil des années, la SSR a gagné en expérience. La série policière alémanique Le croque-mort, produite par SRF, a été vendue dans plusieurs pays européens et aux Etats-Unis.»
Afin d’acquérir de l’expérience et de possiblement rattraper son retard, la RTS a décidé de stopper la production de fictions unitaires et de se concentrer sur les séries, souligne encore Gilles Marchand. «Si nous pouvons continuer dans cette voie, ce qui est une question de moyens, nous sommes persuadés que nos productions trouveront de plus en plus de débouchés internationaux.» Françoise Mayor abonde: «En avril dernier, nous avons «pitché» nos prochaines séries à Paris dans le cadre du festival Séries Mania, et plusieurs producteurs se sont montrés intéressés. Avant, on ne rêvait pas du marché international, on n’avait pas vraiment d’ambition. Avec le temps, on a pris confiance en nous, et on pense désormais qu’on peut tout à fait être compétitifs.»
Le modèle danois
Pierre-Adrian Irlé et Romain Graf, qui ont eux aussi développé Station Horizon dans le cadre d’un appel à projets, se réjouissent de ce «nivellement par le haut, qui est une tendance générale en Europe depuis que les Américains ont rendu les séries plus sexy». Le fait que la RTS donne beaucoup de liberté aux auteurs est pour eux clairement inspiré du modèle danois. «On a écrit, produit et réalisé la série, ce qui nous a permis d’avoir un regard de A à Z, du pitch initial à la promotion.» La cohérence et l’originalité du produit final doivent beaucoup à cette politique des auteurs qui semble être le nouveau credo de la RTS. Même si elle n’a pas signé elle-même le scénario de L’heure du secret, Elena Hazanov a pu faire des propositions et prendre l’histoire à son compte plutôt que de se contenter d’un rôle d’exécutante devant simplement mettre en images ce qui était écrit. Forte de cette expérience, elle travaille sur un projet de coproduction avec une grande chaîne de télévision russe.
Coproduction, voilà peut-être ce qui permettrait à la Suisse de passer la vitesse supérieure. Pays minuscule et qui plus est divisé en quatre régions linguistiques, elle a tout à gagner à collaborer avec l’étranger. Gilles Marchand en est bien conscient et met en avant, à titre d’exemple, un projet coproduit par les différentes chaînes nationales et des partenaires scandinaves – dont Ingolf Gabold, producteur de Borgen et The Killing –, qui devrait se dérouler dans la Genève internationale et les milieux pharmaceutiques. Actuellement diffusée par la première chaîne romande, The Team a carrément été coproduite par sept pays européens, dont la Suisse à travers la chaîne SRF.
Pas de soutien à la promotion
Plus la Suisse produira de séries, plus cela permettra à des auteurs, réalisateurs et techniciens d’acquérir l’expérience qui manque à beaucoup de professionnels tant le volume de production helvétique est quantitativement faible. Il a fallu deux décennies aux Scandinaves pour devenir une référence, peut-être faudra-t-il attendre encore une dizaine d’années pour qu’un projet développé à Genève ou Zurich connaisse un vrai succès international. Le fait d’y croire, dans un pays où l’on part trop souvent perdant, est en tout cas un réel atout.
Si les séries étaient jusqu’en 2013 soutenues par la section cinéma de l’Office fédéral de la culture (OFC), elles sont désormais de la seule compétence des chaînes de télévision publiques et de ses partenaires privés, tels Point Prod pour A livre ouvert et Anomalia, CAB Productions pour L’heure du secret, Jump Cut Production pour Station Horizon. Mais rien n’a fondamentalement changé, la SSR s’étant engagée à plus investir dans ce domaine tandis que l’OFC a accru son soutien au cinéma. Il est en revanche étonnant de constater que Swiss Films ne s’intéresse absolument pas aux séries.
Plutôt que de désespérément tenter de promouvoir à l’étranger des films de cinéma qui pour beaucoup souffrent de la comparaison avec les standards internationaux, cet organe de promotion national pourrait à n’en pas douter contribuer à rendre plus visible un projet comme Anomalia, dont on attend beaucoup. Un festival comme Tous Ecrans, à Genève, le montre depuis longtemps: le petit écran se révèle parfois plus créatif que le grand.
Pas d’ambition sans coproduction
Fondateur de la structure Box Productions, basée à Renens, Thierry Spicher est formel: si la Suisse veut produire une grande série, cela passe, plus encore que pour le cinéma, par la coproduction avec l’étranger. Alors que la RTS travaille sur un projet avec Ingolf Gabold, producteur de Borgen et de The Killing, il est lui aussi en train de développer une série avec des partenaires danois et suédois, chaque pays la finançant pour un tiers. Sur une idée du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), via Présence Suisse et son directeur, Nicolas Bideau, celle-ci se déroulera dans différents pays, et en partie au cœur de la Genève internationale.
«On a finalisé en mai, à Cannes, le contrat de codéveloppement, explique Thierry Spicher. Actuellement, on est en train de choisir l’auteur qui travaillera avec les producteurs créatifs, qui sont essentiellement danois, et ça prend du temps puisqu’on veut faire la série directement pour le marché mondial et donc américain, plutôt que d’avoir des droits de remake. Studio Canal s’est d’ailleurs engagé en développement à travers les Danois et s’occupera des ventes. Nous devons trouver un auteur qui puisse travailler en anglais et qui soit suffisamment expérimenté.»
Cette série qui se veut extrêmement ambitieuse sera supervisée par un producteur créatif, qui fera office de showrunner et sera le garant de sa cohérence. Celui-ci sera entouré d’un auteur principal et de quatre ou cinq auteurs secondaires. Le pouvoir sera entre les mains des scénaristes, insiste Thierry Spicher: «Ce sont eux et non les gens qui paient qui décident. Dès que tu les as choisis, c’est leur vision qui est primordiale. Les contrats sont faits en fonction de cette liberté de création. Il faut donc être explicite sur tout ce qu’on veut avant de signer. Nous, nous avons par exemple décidé du nombre exact de jours de tournage à Genève, tant en extérieur qu’en intérieur. Il faut faire accepter ces contraintes aux scénaristes au départ, parce que ensuite ils n’admettent plus rien. Pour l’instant, on a une première structure d’une trentaine de pages écrite par une auteure danoise. Nous partons sur un budget de 20 millions d’euros pour dix épisodes, c’est du lourd. En Suisse, on travaille avec la SSR et le DFAE. Si tout va bien, on pourra tourner l’année prochaine.»
Et le producteur de tacler, au passage, la faiblesse de la Suisse en matière de faiseurs d’histoires: «Quand on voit l’extrême pauvreté scénaristique des films suisses, on se dit qu’on va avoir un problème. On ne pourra jamais faire de séries internationales comme tout le monde si on n’a pas de bon scénariste.»