Rencontre. La comédienne française, révélée par «La salamandre», d’Alain Tanner, et qui a joué pour les plus grands cinéastes européens, est honorée par le Festival du film de Locarno.
Lorsqu’on prend place au côté de Bulle Ogier dans le salon d’un grand hôtel du XVIe arrondissement, le quartier parisien où l’actrice vit avec son mari, le réalisateur suisse Barbet Schroeder, on a l’étrange impression de se retrouver dans un film. On lui dit qu’on vient de sortir du train à grande vitesse en provenance de Lausanne, et on la remercie d’avoir accepté cet entretien. C’est exactement ce que lui disait, il y a sept ans, à la fin d’Un autre homme, l’aspirant critique François Robin, envoyé à Paris pour réaliser son portrait à l’occasion d’une grande rétrospective organisée par la Cinémathèque suisse. Bulle Ogier jouait dans ce film réalisé par le Vaudois Lionel Baier son propre rôle, et elle sourit à l’évocation de cette amusante coïncidence.
Cet été, ce n’est pas la Cinémathèque mais le Festival du film de Locarno qui lui rend hommage. Elle y fêtera d’ailleurs, le 9 août, son 76e anniversaire. Recevoir un Pardo alla carriera lui fait plaisir, elle se dit heureuse qu’il y ait des gens pour constater qu’elle n’a pas perdu sa vie à faire du cinéma et à l’aimer. Mais cet honneur la laisse en même temps un peu mélancolique. «C’est un peu bizarre, on se dit que c’est aussi la fin de quelque chose», susurre-t‑elle d’une voix ténue.
Renouveau du cinéma suisse
Pour Lionel Baier comme pour tant d’autres amoureux du septième art, Bulle Ogier est une sorte de fantasme cinéphilique. Parcourir sa filmographie provoque un certain vertige. Douchet, Rivette, Allio, Téchiné, Tanner, Delvaux, Buñuel, Garrel, Duras, Fassbinder, Ruiz ou encore de Oliveira, les grands noms du cinéma européen s’y succèdent. Sa notoriété, celle qui a toujours mené de front une carrière sur grand écran et sur les planches s’en rend parfois compte à la sortie des théâtres. «Récemment, cela devait être lors de la première des Fausses confidences de Marivaux, un couple de Belges est venu me voir. Ils devaient attendre depuis plusieurs heures et m’ont dit qu’ils me suivaient depuis La salamandre. Ils m’ont parlé de mes films, de pièces que j’ai jouées sous la direction de Patrice Chéreau. C’était très touchant, un peu étrange aussi.»
Sorti en 1971, La salamandre est le film qui l’a révélée au grand public, en même temps qu’il est devenu le symbole du renouveau du cinéma suisse. Réalisé par Alain Tanner, il a connu un accueil incroyable dès sa première à Cannes dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs. Mais Bulle Ogier ne se rendra compte que plus tard de l’immense cote de popularité dont jouissait ce long métrage, et pour cause. Alors que Tanner et Jean-Luc Bideau le défendent sur la Croisette, elle tourne en Nouvelle-Guinée La vallée, sous la direction de Barbet Schroeder. Une expérience intense (lire ci-contre) qui ne lui laisse guère le temps de repenser à ce petit film helvétique.
Refus des règles
Dans La salamandre, elle est Rosemonde, une jeune fille libre que l’on peut voir comme une figure féministe. «Si j’étais moi-même féministe? Oui, bien sûr, j’étais militante. Ce n’était pas encore quelque chose de systématique, mais on suivait Jane Fonda, qui avait agité le drapeau. Aujourd’hui, c’est presque normal qu’une actrice soit féministe. Lorsque j’ai reçu ce scénario formidablement bien écrit par Tanner et John Berger, j’ai aimé cette manière qu’a Rosemonde de vouloir être libre, ce refus des règles.
»J’avais vu Charles mort ou vif, qui avait bénéficié d’un vrai buzz parmi les cinéphiles, mais j’ai d’abord dit à Tanner que je ne me voyais pas faire La salamandre. Je n’étais ni Suisse ni ouvrière, mais une jeune fille du XVIe. Je pense que c’est justement ce décalage qui l’a intéressé. C’est en tous les cas frappant de voir à quel point les spectateurs se sont identifiés à mon personnage et à ceux joués par Jean-Luc Bideau et Jacques Denis. Encore aujourd’hui, lorsque le film est projeté dans des festivals ou des cinémathèques, les jeunes s’y reconnaissent, alors qu’il est lent et en noir et blanc.»
Entre espoir et désespoir
Rien ne prédestinait Bulle Ogier à devenir comédienne. Le cinéma n’a jamais fait parie de sa vie avant qu’elle se retrouve devant une caméra. Ses parents ayant divorcé très tôt, c’est avec sa mère qu’elle grandit. Parfois, celle-ci l’amenait le dimanche au concert. Avec l’école, elle a découvert le Théâtre national populaire, applaudi Jean Vilar et Gérard Philipe. C’est d’ailleurs au théâtre qu’elle débute, à l’aube des années 60, à la suite de sa rencontre, à l’American Center, avec le metteur en scène Marc’O, un ancien résistant proche d’André Breton et des lettristes.
«Il était dans un discours politique qui m’a beaucoup influencée, se souvient-elle. A 88 ans, il est d’ailleurs toujours dans la lutte, dans l’espoir, dans l’utopie, même. Mais dans le désespoir aussi, parce que tout ce qui se passe dans le monde est effrayant. Il faut malgré tout continuer à faire ce qu’on a toujours fait, c’est ce que disait Rohmer. On peut aider les autres, donner des coups de main, soutenir des associations comme Reporters sans frontières ou celles qui œuvrent pour la recherche contre la maladie, pour les enfants. On doit s’engager, mais ça n’empêche pas que l’espoir n’est pas très grand.»
Il y a quelques années, Bulle Ogier s’est, à titre personnel, engagée pour la lutte contre le cancer du sein à travers une série de petites vidéos dans lesquelles elle évoquait son propre combat contre la maladie. «Oui, c’était important», dit-elle, avant de changer de sujet. On la devine pudique, incapable de s’épancher sur sa vie privée. Mais dès qu’elle parle cinéma, évoque sa joie d’avoir tourné Le charme discret de la bourgeoisie sous la direction de Luis Buñuel, le seul réalisateur qu’elle rêvait de rencontrer, elle s’illumine.
Gigi la folle
A l’American Center de Paris, elle croise très jeune des artistes comme Yves Klein, Robert Rauschenberg et Jean Tinguely, qu’elle prononce «tineguely», prélude d’une amitié sincère pour de nombreux Helvètes – le metteur en scène Luc Bondy, le cinéaste Daniel Schmid et évidemment son mari, qu’elle appelle avec affection «mes trois Suisses». De Schmid, décédé en 2006, elle garde le souvenir d’une personnalité forte et d’une rare érudition. «J’ai adoré son livre L’invention du paradis. J’aimerais bien l’offrir à des amis pour qu’ils aient une autre vision de la Suisse, mais je ne sais pas si on le trouve encore.»
Avec Marc’O et les comédiens Jean-Pierre Kalfon et Pierre Clémenti, elle fonde, alors qu’elle à peine plus de 20 ans, une compagnie théâtrale. Elle se souvient de l’esprit pré-soixante-huitard qui les animait, de leur démarche critique et de la grande liberté que le metteur en scène donnait à ses acteurs. Lorsque celui-ci adapte sa pièce Les idoles pour le cinéma, c’est tout naturellement qu’elle reprend son rôle de la star yéyé Gigi la Folle. Mariée et mère à 18 ans, divorcée deux ans plus tard et obligée de retourner vivre chez sa mère tout en travaillant chez Chanel pour gagner sa vie, elle trouve, grâce au théâtre puis au cinéma, une seconde famille. C’est certes un cliché, mais à l’écouter égrener ses souvenirs, c’est la première image qui nous vient en tête.
Le cinéma la happe sept ans après la révolution esthétique provoquée par la Nouvelle Vague et tous ces critiques des Cahiers du Cinéma passés à la réalisation, les «Jeunes Turcs» comme on les appelait alors. Tandis qu’Anna Karina est associée à Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Léaud à François Truffaut, pour prendre deux acteurs auxquels le Festival de Locarno a rendu hommage ces deux dernières années, elle est, de son côté, vite repérée par Jacques Rivette, qui la dirigera à sept reprises.
Fascination américaine
Au Tessin, on pourra notamment redécouvrir Le pont du Nord, un film très particulier puisqu’elle y donne la réplique à sa fille Pascale, tragiquement décédée en 1984 à l’âge de 25 ans. Mère et fille avaient cosigné le scénario, à partir d’une idée que Bulle Ogier a eue en travaillant avec Fassbinder sur La troisième génération. A cette simple évocation, on voit son regard s’embuer derrière ses lunettes. «C’est un très beau film sur Paris, qui parle avec poésie de la tristesse qui régnait à la fin des années Giscard d’Estaing. Jean Douchet le considère même comme le meilleur de Rivette.»
Son approche du métier de comédienne, la Française n’arrive pas à l’expliciter. Tout lui a toujours semblé naturel. Pas question pour elle de psychologiser ses personnages. La méthode Stanislavski, ce n’est pas son truc. Mais si elle a toujours privilégié des personnages dont elle se sentait proche, elle se sent aujourd’hui très éloignée «des vieilles dames un peu foutues» qu’on lui demande d’incarner. Son métier, elle dit l’avoir appris en regardant des films. «Avec Rivette et Marc’O, on allait au cinéma deux à trois fois par jour. Alors que ma copine Bernadette Lafont avait sa chambre tapissée de photos de Brigitte Bardot, moi je regardais les actrices américaines, Natalie Wood, Vivien Leigh et la plus grande de toutes, Shirley MacLaine. J’adorais les films de Hitchcock, Tippi Hedren dans Marnie. Mais également ceux de Renoir, les films italiens, Rossellini, la Magnani. Madame de…, de Max Ophüls, a été très inspirant aussi.»
Pas douée pour les langues
Lorsqu’on lui demande si une carrière américaine l’aurait intéressée, elle répond du tac au tac: «Non, parce que je ne parle que le français. Même en allant beaucoup aux Etats-Unis, je me suis toujours débrouillée pour rencontrer des gens qui parlaient français, je ne faisais aucun effort. En même temps, je viens d’une génération qui n’était pas très douée pour les langues.» Barbet Schroeder a, de son côté, tourné à plusieurs reprises à Hollywood. Après la longue et difficile expérience que fut, à la fin des années 80, Barfly, sur un scénario de Charles Bukowski, il a enchaîné cinq productions et connu un joli succès avec JF partagerait appartement. «Il a eu tellement de mal à monter Barfly que je n’ai pas voulu assister au tournage, confie son épouse. Plus tard, je suis allée voir quelques décors. J’ai surtout été frappée par l’énormité des choses, ces caravanes où logent les acteurs et qui font des kilomètres de long, les buffets qu’il y a dans chaque coin des studios. C’est fou ce que les techniciens peuvent manger!»
Manoel l’autoritaire
La présence de Bulle Ogier à Locarno permettra également de voir le second des deux films qu’elle a tournés sous la direction de Manoel de Oliveira, disparu il y a quatre mois à 106 ans. Quarante ans après Belle de jour, de Buñuel, le Portugais en signait en 2006 une subtile variation, Belle toujours, dans laquelle il confiait à la Parisienne le rôle naguère tenu par Catherine Deneuve, face à un Michel Piccoli reprenant son personnage.
«Au début, cela m’a effrayée, je me suis dit que c’était impossible de donner une suite à ce merveilleux Belle de jour, confie l’actrice. Mais Michel m’a convaincue en me disant que ce n’était rien d’autre qu’un hommage, et qui plus est rempli d’humour. Je suis contente de présenter ce film l’année de la mort de Manoel. Imaginez un peu, il l’a tourné à 98 ans! Alors qu’à cet âge, les gens sont grabataires, il marchait à toute vitesse, il montait et descendait les escaliers, il faisait changer les décors. Il était d’un dynamisme invraisemblable, et en même temps très autoritaire, pas cool du tout.»
Après pas loin d’une heure et demie de conversation, Bulle Ogier s’inquiète du temps qui passe. «Vous rentrez tout de suite à Lausanne? Alors vous devez filer.» Elle nous indique le métro à prendre pour rejoindre rapidement la gare de Lyon, avant, quelques minutes plus tard, de nous héler sur le trottoir pour s’excuser de ne pas nous avoir reçu chez elle… «Il y a du monde, on aurait été dérangés.» On imagine alors Barbet Schroeder en pleine réunion de travail et, comme François Robin, on se dit qu’il ne reste maintenant plus qu’à retranscrire ce bel entretien.
Festival du film de Locarno, du 5 au 15 août. Bulle Ogier recevra son Pardo alla carriera le lundi 10 août sur la Piazza Grande, et participera le lendemain, à 13 h 30 au Spazio Cinema, à une rencontre avec le public. www.pardolive.ch
Trois jours de défonce chez les Papous
Bulle Ogier se remémore le tournage épique de «La vallée», réalisé par son mari, Barbet Schroeder, dans la jungle de Nouvelle-Guinée.
«On a commencé à tourner en bas de la Nouvelle-Guinée, près du fleuve Sepik. Mais il y avait tellement de moustiques, et donc la malaria, qu’au bout de trois jours, Barbet a décidé d’aller faire le film dans la montagne. Là encore, ça a été très difficile car il y a eu de très grosses pluies. Puis on a vécu une suite d’événements effarants, je ne peux même pas vous dire…
Les Papous avaient vu des missionnaires américains, mais jamais des gens comme nous. Ces missionnaires leur avaient appris à s’habiller alors qu’ils n’étaient vêtus que de feuilles. Du coup, ils nous ont volé nos costumes et on n’avait plus d’habits raccord. Puis, un soir, on ne trouve plus aucune des bougies qu’on utilisait pour s’éclairer. L’acteur anglais Michael Gothard, qui avait peur d’en manquer, les avait toutes prises et cachées sous son lit de camp. De mon côté, j’avais fait copain avec les Papous, comme Jean-Pierre Kalfon et Valérie Lagrange. Ils nous ont alors donné un mélange d’herbes que nous avons utilisé pour assaisonner une omelette sans savoir ce que c’était… Ça nous a cassé la tête pendant trois jours, on était complètement défoncés et Barbet ne pouvait plus tourner. Kalfon, qui était amoureux d’une fille en France et passait son temps à lui écrire des lettres, a commencé à écrire sur un cheval, tellement il était fracassé.
Barbet a bien tenté de canaliser tout cela, mais c’était compter sans un cuisinier australien qui était un peu trop proche des jeunes Papous… On voyait aussi parfois passer des flèches au-dessus de nos têtes, car certaines familles passaient leur temps à se battre. Et quand on est enfin arrivés dans cette vallée qu’on recherchait, on ne voyait rien, que des nuages. C’est d’ailleurs la fin du film. On était à 4500 mètres d’altitude, il fallait porter la caméra, qui était très lourde, et il y avait Valérie Lagrange qui tombait tout le temps dans les pommes. Ce tournage a été épique, mais c’est aussi un souvenir magnifique. On ne savait plus si on faisait du cinéma ou une expérience ethnologique. L’aventure a été plus grande que le film lui-même; dommage que personne n’ait été là pour réaliser un making of.»