Enquête. A Arles et à Montricher, deux sœurs construisent des cités des arts aux dimensions et ambitions hors norme. Pendant que leur frère met la dernière main à la plus haute tour de Suisse. Mais d’où vient la passion bâtisseuse des Hoffmann?
«A Xanadu, Kubla Khan se décréta un fastueux palais…»: le poème de Samuel Coleridge, qui a inspiré Orson Welles pour son Citizen Kane, a infusé dans l’imaginaire collectif avec une évidence: les personnes les plus riches aiment se construire les édifices les plus grands. Dans ce registre somptuaire, difficile de trouver meilleurs exemples que les grands travaux de la famille suisse Hoffmann, héritière des laboratoires pharmaceutiques Roche. Maja, Vera, André Hoffmann: les trois frère et sœurs, arrière-petits-enfants du fondateur de l’entreprise, sont chacun lancés dans des projets de bâtiments hors norme. A Arles, Maja Hoffmann mène les travaux d’un centre culturel de plusieurs hectares, qui sera dominé par une tour de 56 mètres dessinée par Frank Gehry.
A Montricher, au pied du Jura vaudois, Vera Michalski-Hoffmann achève l’édification d’une audacieuse fondation pour l’écriture, dont l’architecture arborescente est due à Vincent Mangeat. A Bâle, André Hoffmann, vice-président de Roche, est l’un des principaux moteurs du nouveau siège de l’entreprise, Bau 1, une tour de 178 mètres qui est désormais la plus haute de Suisse. En attendant sa jumelle (Bau 2) qui dépassera les 200 mètres. Les architectes de Bau 1, qui sera inaugurée en septembre, sont les réputés Herzog & de Meuron. Tout se passe comme si, dans la fratrie Hoffmann, chacun voulait dépasser l’autre dans toutes les dimensions de l’espace, de l’influence, du temps, de l’argent.
Argent? Cent cinquante millions pour la Fondation Luma à Arles, sans doute 50 millions pour la Maison de l’écriture à Montricher, un bon demi-milliard pour la tour Roche à Bâle. Les sommes consenties pour ces Xanadu sont à la mesure de la fortune familiale, la plus grande de Suisse après celle des Kamprad-Ikea. Elle pèserait dans les 26 milliards de francs, avec de forts dividendes annuels à l’appui.
Idéaux culturels
Halte-là! Poursuivre ainsi cette description quantitative serait rendre pauvre justice aux intentions réelles des Hoffmann, plus complexes et altruistes que ces constructions au superlatif ne le laissent supposer. Si on ne peut exclure une dimension de concurrence entre eux, les Hoffmann sont en premier lieu des mécènes qui agissent pour l’idéal d’une culture exigeante, mais généreuse. Perdons ici de vue le sommet du skyline bâlois: s’il est aussi philanthrope et amateur de culture, André Hoffmann a soutenu la construction de Bau 1 dans une logique entrepreneuriale. La tour de 41 étages est destinée à accueillir les quartiers généraux de Roche.
En revanche, Maja et Vera Hoffmann sont mues par l’envie de produire et partager la connaissance dans les meilleurs environnements possible, quitte à les créer de toutes pièces, en les finançant du premier au dernier centime. Ce qui ne va pas sans heurts ni atermoiements.
En posant la première pierre de son complexe culturel en avril 2014 à Arles, Maja Hoffmann laissait derrière elle plusieurs années de batailles administratives pour imposer son idée. Elle était aussi sur le point de gagner la guerre qui l’opposait au directeur, à l’époque, des Rencontres de la photographie d’Arles, François Hébel, qui estimait que la vaste friche industrielle de la SNCF était sienne, au cœur de son festival de photo. Il s’opposait à la volonté de Maja Hoffmann d’acheter les anciens ateliers pour les transformer en incubateurs de l’art de demain. Maja Hoffmann a gagné, François Hébel s’en est allé, laissant la place à Sam Stourdzé.
Bon négociateur, le nouveau directeur a apaisé les tensions entre la Fondation Luma de Maja Hoffmann et les Rencontres de la photo. Mais Sam Stourdzé reste dans l’expectative quant au futur: «Nous étions chez nous dans le Parc des Ateliers. Or, nous ne le sommes plus. A l’avenir, nous serons les invités de la Fondation Luma. A quelles conditions? Rien n’est encore réglé. En particulier pour l’édition 2016. Maja Hoffmann voudrait l’an prochain présenter la collection d’art de sa famille, ce qui prétériterait nos possibilités d’expositions sur place. Mais un accord pourrait être trouvé d’ici à la fin de ce mois de juillet.»
Mécène depuis des années du festival de photo, notamment grâce à son prix Découverte, Maja Hoffmann continuera certainement à le soutenir. Jusqu’à l’absorber dans sa propre structure culturelle, comme certains l’envisagent déjà à Arles? Pour l’heure, Maja Hoffmann avance avec précaution sur le terrain des prérogatives et susceptibilités locales. Elle n’aime pas l’idée de «la Suissesse qui rachète Arles», elle nous l’a dit, rappelant qu’elle est Arlésienne de plein droit, ayant grandi dans la région. Son père, le biologiste Luc Hoffmann, s’est établi en Camargue dans les années 50, contribuant à sauver cet exceptionnel territoire naturel.
Un lieu pour l’expérimentation
Geste de reconnaissance envers une ville provençale qui est chère à la mécène, volonté de transformer la petite cité en pôle culturel d’importance européenne, Luma Arles pousse désormais à bon rythme sur l’ancien site ferroviaire. Plus de 300 personnes travaillent sur place ou dans les bureaux parisiens de l’entreprise Vinci, chargée de la construction du complexe. La tour de béton, de verre et d’acier de Frank Gehry, ainsi que les ateliers rénovés et les jardins aménagés devraient être inaugurés début 2018. L’ensemble proposera plusieurs dizaines de milliers de mètres carrés de surfaces d’exposition, d’ateliers d’artistes, d’espaces d’études, de lieux de production d’œuvres, d’une bibliothèque, de cafés, d’un restaurant panoramique au sommet de la tour. Et de vastes locaux pour les archives de la Fondation Luma, mémoire qui donne le sens de l’entreprise à venir.
Ni musée ni université des arts, encore moins parc d’attractions culturelles, Luma Arles est un concept inédit d’expérimentation pour la création contemporaine, en particulier l’art et les images, qu’elles soient fixes ou animées. Il s’ancre aussi dans le respect de l’environnement grâce au peu d’énergie que requerra la construction verticale de Frank Gehry. Sa base circulaire, entièrement vitrée, demande la mise au point de logiciels complexes pour gérer l’aération naturelle des lieux, selon les saisons.
Les contours de l’activité au quotidien de cette ville dans la ville, dès 2018, sont encore imprécis. Mais c’est bien de cette manière que le centre a été pensé, comme un ensemble ouvert, modulable, en mouvement constant, projeté vers le futur de la création. Quitte à entretenir le flou, pour l’instant.
Comptine enfantine
Personnalité discrète, Maja Hoffmann rechigne à parler d’elle. Mais la construction de sa cité des arts la contraint à sortir – un peu – de sa réserve. Elle a récemment publié chez Steidl le catalogue de sa propre collection d’art et de design contemporains, répartie entre ses propriétés d’Arles, de Zurich, de Gstaad, de Londres et de l’île Moustique (Caraïbes). La mécène est remarquablement absente des photos de François Halard. Le livre est émaillé du texte de la comptine anglaise This is the House That Jack Built, comme pour désamorcer la vanité de ce projet éditorial. Dans la comptine enfantine, personne ne sait qui est le Jack en question…
Cet été, Maja Hoffmann a été rejointe dans son soutien aux Rencontres d’Arles par sa sœur Vera, elle aussi passionnée de photographie («Je suis tombée dedans quand j’étais petite! Les photographes qui participaient aux Rencontres venaient souvent à la maison», s’amuse-t-elle). L’éditrice a contribué à la mise sur pied d’un grand espace consacré aux livres de photographie pendant la semaine d’ouverture du festival (6-12 juillet). Elle a financé un prix de la meilleure maquette d’un ouvrage à venir, décerné en l’occurrence à un projet amazonien du photographe romand Yann Gross. Vera Michalski possède aussi une maison à Arles, adossée à une église romane. Mais c’est sur ses terres de Montricher qu’elle mène à bien son propre lieu de production culturelle. La Fondation Jan Michalski pour l’écriture et la littérature, nommée en la mémoire de son défunt mari, n’est pas encore achevée. Il manque la plupart des «cabanes» suspendues qui accueilleront des écrivains, leur permettant de créer dans les meilleures conditions, «suffisamment près et suffisamment loin de tout», comme le note l’architecte nyonnais Vincent Mangeat.
Bibliothèque babélienne
L’essentiel de la construction est déjà opérationnel. A l’exemple de la vertigineuse bibliothèque verticale, un silo de chêne qui conserve 50 000 livres littéraires et en abritera à terme 30 000 de plus. En provenance comme les autres des régions slaves, d’Amérique du Sud, de Scandinavie, d’Afrique ou des pays anglo-saxons.
Après la peinture d’Henri Michaux, l’espace d’exposition de la fondation propose actuellement un regard neuf sur le poète, écrivain, traducteur et photographe vaudois Gustave Roud (1897-1976). La clarté du propos, scénographié avec grand soin, dit l’exigence littéraire de la fondation. Elle se démarque en cela des expositions déjà proposées à Arles par la Fondation Luma, plus pointues. A l’image de l’actuel travail du plasticien américain Tony Oursler, fondé sur ses propres archives et présenté cet été dans l’atelier des Forges.
Elargir la vie
Comme le centre culturel arlésien, la Maison de l’écriture à Montricher se projette dans demain, à une époque où le livre sera de moins en moins un objet tangible. Sa raison d’être est, comme à Luma Arles, d’encourager la création dans l’environnement le plus propice possible. Dans les deux cas, il y a la conviction que les choses de l’esprit élargissent la vie, forgent le jugement, et que le mécénat ne vaut que si ses réalisations profitent à tous. Dans les deux situations également, la prise de risque conceptuelle s’incarne dans une architecture audacieuse, aux dimensions monumentales, mais qui sait respecter le passé. C’est l’application du principe du wise use (utilisation sage): à Arles, les anciens entrepôts ferroviaires ont été conservés. La mémoire des lieux ouvriers sera mise en évidence.
A Montricher, la chapelle et les bâtiments de l’ex-colonie de vacances d’une paroisse lausannoise ont guidé l’orientation symbolique de l’ensemble des constructions, couvertes d’une canopée de béton alvéolé. Enfin, ces architectures se veulent économes d’un point de vue énergétique, tirant au besoin leurs calories d’huiles végétales, à Arles comme à Montricher.
Une histoire écrite par des femmes
Cette histoire de mécénat culturel est écrite par des femmes. C’était le cas dès son origine, décidée par la grand-mère des deux Suissesses, Maja Hoffmann-Stehlin (1896-1989). Après le décès brutal de son mari, Emanuel Hoffmann, fils du fondateur de Roche, cette collectionneuse d’art de son époque a décidé de créer en 1933 une fondation. Elle a mis son contenu d’œuvres modernistes à disposition du Musée des beaux-arts de Bâle, avant de faire construire le Musée d’art contemporain de la même ville rhénane. Désormais conduite par sa petite-fille Maja Oeri, cousine de Maja et Vera Hoffmann, la collection est présentée cet été au Schaulager de Bâle. Ouvert en 2003, ce lieu de conservation, d’étude et d’exposition de l’art familial a été financé par Maja Oeri. Sur trois niveaux et 5000 m2 au total, les œuvres couvrent les courants modernistes de l’entre-deux-guerres avec des pièces remarquables, en particulier surréalistes, puis explorent les diverses expressions de l’art contemporain, jusqu’à aujourd’hui.
Celui-ci attire désormais un plus large public que ce n’était cas dans les années 1920, 1930 ou 1940, lorsque Maja Hoffmann-Stehlin acquérait des œuvres expressionnistes ou cubistes, avant de se passionner plus tard, en pionnière, pour Joseph Beuys, Bruce Nauman ou Jean Tinguely. Il y avait dans cette femme la certitude que la création d’un temps n’est pas forcément comprise par le plus grand nombre, sur le moment, mais qu’elle le sera plus tard, rien n’étant plus changeant que le jugement. Il faut pour cela partager ses possessions avec le public. Et croire mordicus que l’art est l’un des meilleurs moyens de tracer l’avenir. Un credo qui, à l’évidence, a suivi le fil des générations chez les Hoffmann.
Rencontres de la photographie, Arles, expositions jusqu’au 20 septembre.
«Gustave Roud», Fondation Jan Michalski pour l’écriture, Montricher, jusqu’au 25 octobre.
«Future Present», Schaulager, Bâle, jusqu’au 31 janvier 2016.
Créer pour aider la création
Maja Hoffmann, 58 ans, activiste de l’art contemporain.
Après avoir étudié le cinéma à New York et s’être familiarisée avec la photographie en étant stagiaire à la revue suisse Camera, Maja Hoffmann a collaboré avec la Tour du Valat, le centre de recherche environnementale créé par son père Luc en Camargue. Sa grand-mère paternelle, également prénommée Maja (pour Marie-Anne), la pousse à s’intéresser à la fondation de la collection d’art moderne et contemporain de la famille Hoffmann, dont elle est aujourd’hui vice-présidente.
Il y a vingt ans, elle commence à constituer un vaste ensemble personnel d’œuvres contemporaines et de design, dont des artistes (Fischli et Weiss, Thomas Hirschhorn, Andy Warhol ou Katharina Fritsch) sont également représentés dans la collection familiale. En 2004, Maja Hoffmann crée en Suisse alémanique sa propre fondation, Luma, dans le but de soutenir des projets artistiques. C’est la branche arlésienne de Luma qui pilote et finance le nouveau modèle de centre culturel en construction dans la cité rhodanienne, sur 6 hectares. Maja Hoffmann soutient et s’investit dans une constellation de musées, centres et écoles d’art dans le monde, de la Kunsthalle de Zurich au New Museum de New York. Pour elle, l’art n’a de sens que s’il est engagé et critique.
Éditer pour jeter des ponts
Vera Michalski-Hoffmann, 60 ans, la défense de l’écrit sur papier.
Comme sa sœur Maja et son frère André, elle a poussé pieds nus en Camargue. Lorsqu’on lui parle de la dynastie des Hoffmann mécènes, elle pouffe du gros mot («Dynastie! Et puis quoi encore?»), mais rappelle tout de même qu’un aïeul du côté de sa mère a été le protecteur de Beethoven. Directe et chaleureuse, avec ce rien de distance circonspecte entretenue chez les Hoffmann, Vera Michalski s’est consacrée à la défense de l’écrit depuis sa rencontre avec Jan Michalski à l’Université de Genève, au début des années 80. Le couple lance en 1986 à Montricher les Editions Noir sur Blanc, publiant des auteurs slaves dans l’espoir de mieux les faire connaître de l’autre côté du mur.
Jan et Vera Michalski acquièrent d’autres maisons d’édition, ainsi que la librairie polonaise de Paris, jetant les bases de l’actuel groupe éditorial Libella (Noir sur Blanc, Phébus, Buchet/Chastel, Le Temps apprivoisé, Les Cahiers dessinés, Libretto, Photosynthèses, Favre). Le couple avait tôt rêvé d’une maison pour écrivains au pied du Jura vaudois. Après le décès prématuré de son époux en 2002, Vera Michalski s’est chargée de créer à Montricher cet ermitage d’un nouveau genre, dont l’architecture renversante, comme un arbre dont les racines remonteraient vers le ciel, a été réalisée par Vincent Mangeat et Pierre Wahlen. Conçue comme une maison à plusieurs maisons, ou une petite ville à croissance organique, la fondation est aujourd’hui quasi achevée.
Nature et Finances
André Hoffmann, 57 ans, vice-président de Roche.
C’est une sensibilité héritée de leur père, Luc Hoffmann, 92 ans, protecteur de la zone humide camarguaise: Vera, Maja et André Hoffmann agissent pour une meilleure protection de l’environnement. En particulier André Hoffmann, qui a été le responsable de la station biologique de la Tour du Valat en Camargue, préside la fondation suisse pour la nature Mava ou copréside le WWF, dont son père a été l’un des créateurs en 1961 à Morges. André Hoffmann est le financier de la fratrie.
Vice-président du conseil d’administration de Roche, il y représente la famille Hoffmann-Oeri, qui contrôle 45,01% des actions de la société pharmaceutique. Avec les 5% que possède personnellement Maja Oeri, la famille détient la majorité du capital de l’entreprise. Roche inaugurera en septembre à Bâle son nouveau siège, Bau 1, une tour de 178 mètres, 41 étages et 2000 places de travail. La tour a été dessinée par les architectes bâlois Herzog & de Meuron.