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Patti Smith: «Le rock, c’est l’art du peuple»

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Jeudi, 16 Juillet, 2015 - 06:00

Propos recueillis par Thomas Hüetlin

Rencontre. L’Américaine revient au Paléo de Nyon pour y interpréter «Horses», un album sorti en 1975. Elle profite également de sa tournée pour s’arrêter à la Fondation Beyeler.

Le Paléo Festival fête cette année sa quarantième édition. En 1976, alors qu’il voyait le jour sous le nom de First Folk Festival, Patti Smith venait de publier son premier album, Horses. La chanteuse, qui s’est déjà produite à plusieurs reprises à Nyon, revient dans quelques jours sur la plaine de l’Asse pour interpréter ce disque culte.

Patti Smith, vous êtes une punkette de 68 ans. Un peu bizarre, non?
Je suis en bonne santé, j’ai une voix puissante et je suis en mesure d’interpréter mes chansons tous les soirs, avec l’amour et la pression nécessaires!

En traduction littérale, punk signifie voyou, racaille. A l’époque, vous vouliez faire partie de la racaille?
A l’époque où j’allais à l’école, quand vous traitiez un jeune Américain d’origine irlandaise de punk, ça finissait en bagarre. Un punk, c’est ce qu’il y a de plus bas, de plus nul, c’est la pire insulte. Mais nous avons voulu ce mot et le portions comme une décoration.

Depuis lors, punk signifie au sein de la musique rock rébellion, révolte contre les anciens. Contre quoi vous battiez-vous?
Le rock’n’roll avait évolué en machine à faire du fric: plus de glamour, plus de bénéfices, plus de stades pleins, des dieux du rock, qui dépensaient 100 000 dollars pour leur coke et changeaient tous les jours de costume, sans renouveler la musique.

Dans votre best-seller «Just Kids», dont vous publiez une suite en octobre, vous écrivez: «Nous nous voyions chevaucher à travers la nuit américaine, arracher les gens à leur sommeil et appeler aux armes.
Nous aussi, nous voulions prendre les armes, celles de notre génération, la guitare électrique et le micro.»

Vous sentiez-vous en guerre?
Nous voulions nous réapproprier le rock, l’enlever à l’élite qui avait mis le grappin dessus. L’art, la poésie, l’opéra, la sculpture sont des disciplines complexes qu’il faut travailler durant de longues années. Le rock, c’est l’art du peuple. Tout enfant qui déniche une guitare électrique peut jouer dans le garage paternel. Le rock n’appartient pas aux rois ni aux dieux.

Plus tard, vous avez eu des problèmes à trouver un guitariste. Pourquoi?
Lorsque certains des jeunes venus passer les auditions ont constaté qu’il y avait là une patronne, ils ne sont plus jamais revenus. A l’époque, j’essayais de combiner le rock avec de la poésie. Aucune femme ne faisait ça. Le rock était alors un métier d’hommes. Mais je me fichais de ce que les gens pensaient. Je n’avais pas l’ambition de devenir riche et célèbre. Mais je n’étais pas humble non plus, j’étais mue par un certain orgueil. Je voulais incarner quelque chose de neuf.

Le fait d’être reconnue était-il important pour vous?
Beaucoup d’artistes vraiment majeurs ne se sont pas sentis respectés: Rimbaud, William Blake, Van Gogh. Je ne m’attendais pas à être courtisée par le courant dominant du rock, aussi ai-je vite passé pour arrogante.

Aimiez-vous ce reproche d’arrogance?
Je me fichais que la Recording Academy (qui décerne notamment les Grammy Awards, ndlr) m’en voulût parce que je ne demandais pas de distinction. Pareil pour les journalistes qui ne m’aimaient pas. Je tenais à défricher de nouveaux territoires pour les artistes à venir et à communiquer des choses de valeur.

«Horses» débute par «Jesus died for somebody’s sins, but not mine» (Jésus est mort pour les péchés de quelqu’un, mais pas les miens). Vouliez-vous provoquer le scandale?
Dans le métro, en allant travailler à la librairie, j’avais écrit un poème intitulé Oath qui s’en prenait moins à Jésus qu’à la religion organisée et à l’enseignement fondé sur la Bible. J’ai fait des lectures à l’église, accompagnée par le guitariste Lenny Kaye. Je trouvais ses simples accords de guitare très inspirants et les mots venaient d’eux-mêmes.

Lors des enregistrements de l’album, aviez-vous déjà des textes achevés?
J’ai tout improvisé. Je voulais construire des ponts vers les exclus, vers les inadaptés. Vers l’homosexuel déshérité par son père, vers les gens qui n’étaient pas très au clair sur leur identité sexuelle, vers les esseulés. Ou tout simplement ceux qui, à l’adolescence, ont à lutter contre des boutons d’acné. Des gens qui ont le sentiment de ne pas avoir de porte-parole ni de lieu où ils se sentiraient à la maison.

Pourquoi cela vous importait-il?
Parce que j’avais été moi-même une personne comme ça, une brebis galeuse pendant toute ma période scolaire. J’avais une autre allure, je m’habillais différemment. Dans les années 50, il y avait pour les filles des règles pour se vêtir, se coiffer, se maquiller. On les éduquait pour qu’elles deviennent un jour coiffeuse, secrétaire ou épouse. Là où j’ai grandi, on n’enseignait même pas aux filles à conduire, elles se contentaient de cuire des gâteaux. Moi, je voulais écrire des poèmes.

Cette façon d’être différente n’était-elle pas déjà un style?
J’ai trouvé mon style dans de vieilles éditions de Vogue et de Harper’s Bazaar. Les photos de Diane Arbus, Irving Penn et Richard Avedon m’ont enseigné ce qu’était la culture. Pour moi, même la haute couture était de l’art. C’est dans les magazines que j’ai lu pour la première fois des articles sur Picasso, Pollock et Brancusi.

Votre père était ouvrier en fabrique, votre mère serveuse sur appel. N’était-il pas frustrant de s’émerveiller devant ces falbalas sur papier glacé en sachant qu’on ne pourrait jamais se les offrir?
Je pouvais me les payer. Nous vivions dans le sud du New Jersey, non loin de Philadelphie, une région mondaine où avait grandi Grace Kelly. On y trouvait des magasins de seconde main où les riches laissaient leurs vêtements rarement portés. Par les magazines de mode, je connaissais Dior et Balenciaga. Peu m’importait que mes fringues m’aillent: elles étaient de cachemire et de soie. Ma mère me demandait parfois pourquoi je portais un manteau chauve-souris bleu: parce qu’il était griffé Balenciaga et que je l’avais eu presque à l’œil. Avec peu d’efforts, je pouvais m’habiller comme Jackie Kennedy.

Quand vous êtes arrivée à New York en 1967, pourquoi n’avez-vous pas tout de suite créé un groupe?
J’avais si peu d’argent que, dans mon premier emploi dans une librairie, je me cachais le soir dans les toilettes pour pouvoir passer la nuit entre les rayons. Puis je suis tombée amoureuse de Robert Mapplethorpe et nous avons emménagé dans un petit appartement de Brooklyn. Notre vie était essentiellement faite d’art, de travail et de nous deux. Nous ne pouvions pas nous offrir des concerts.

Dans «Just Kids», vous dites que vous hésitiez entre acheter du matériel pour Mapplethorpe et de quoi manger…
Nous avions un tourne-disque. J’adorais Dylan, les Stones, Hendrix, Lennon, Neil Young et la musique d’opéra. La musique, c’étaient les autres qui la faisaient, pas moi. Nous écoutions sans cesse de la musique et, parfois, je chantais sur un des airs. Un jour, Robert m’a demandé pourquoi je ne ferais pas un disque. Je lui ai répondu: «Sottise, je ne chante pas très bien et je ne le fais que pour toi.»

Plus tard, vous vous êtes coupé les cheveux à la manière de Keith Richard, des Stones. Pourquoi?
J’avais de longs cheveux noirs que je portais souvent en tresse. Dans la Factory d’Andy Warhol, les gens se fichaient de moi: «Comment ça va, péquenaude?» On voyait bien que je venais du South Jersey avec un solide accent et que ma blouse Dior avait cinq ans. A l’époque, nous vivions au Chelsea Hotel et ça m’énervait. J’ai empoigné des ciseaux et je me suis coupé les cheveux. «Wow, c’est joli», a dit Robert. Et d’un coup, ceux qui se fichaient de moi se sont mis à vouloir me fréquenter.

Tout encensé qu’il soit, l’underground new-yorkais est assez superficiel, non?
C’était comme au collège. Partout des clans, les filles populaires, les filles minces, les intellos coincés. L’univers de l’art, celui de la poésie. J’ai toujours détesté ça. J’ai trouvé plus de chaleur et de proximité dans le rock’n’roll de la fin des années 60. Avec des limites quand même: la plupart vivaient sous alcool et drogue.

Vous avez rejeté ça?
J’appréciais mon intelligence, mon esprit. Libre et élastique, il n’avait pas besoin de haschich pour se libérer. Pour moi, le maximum aura été de boire une tequila avec Sam Shepard.

Craigniez-vous de perdre le contrôle?
Petite, j’étais souvent malade: tuberculose, scarlatine, hépatite A. Parfois, ma mère craignait que je ne survive pas. Puis, à New York, j’ai vu comment les gens succombaient à une overdose. Jimi Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrison, je les ai tous connus, ils sont morts en quelques mois. Je n’avais pas en tête de gaspiller ma vie, je ne trouvais pas la mort très attrayante.

Avez-vous pris du LSD, de l’héroïne?
Deux fois du LSD, avec Robert, dans les années 70. L’héroïne, j’en ai sniffé. J’ai trouvé intéressant mais j’ai pensé que cela pouvait attendre mes 85 ans et les douleurs du grand âge.

La cocaïne?
Une ou deux fois. Je n’en avais pas besoin puisque j’étais naturellement speed. Il se peut que la cocaïne soit utile. Pour les Amérindiens, les drogues font partie du sacré, il ne faut pas en abuser.

Vous sortiez beaucoup dans le New York des années 70?
J’ai toujours aimé travailler. Je n’aime pas trop les fêtes, sauf si l’on danse. Etre assis en rond, sniffer de la coke et fumer de l’herbe, ce n’est pas mon genre. En plus, je n’aime pas trop parler de rien avec des inconnus. J’ai plus peur de devoir assister à un dîner où je ne connais personne que de devoir chanter sur scène face à 60 000 personnes.

Vous aimez être photographiée?
Surtout par Robert. Au début, il n’avait aucune envie de travailler comme photographe et utilisait les photos d’autres artistes pour ses collages. Je l’ai obligé à se mettre lui-même à la photo et j’ai été son premier modèle. Il était déjà devenu une star publiée par les meilleures revues quand il m’appelait parfois en me disant: «Passe me voir au studio, on va faire quelques bonnes photos, autre chose que ces âneries.»

Il a aussi pris la photo utilisée pour la pochette de «Horses»…
Je voulais un peu de Baudelaire, chemise blanche, cravate sombre, jaquette noire: le look d’un élève de pensionnat catholique. Robert a pris douze clichés. Après les premiers, il a dit: «Retire ta veste, j’aime le blanc.» Au huitième, il a dit: «Ça y est.» Je lui ai demandé comment il le savait. «Je le sais, c’est tout.» De nos jours, la photo, c’est tout autre chose: trois assistants, un chariot rempli d’éclairages, d’innombrables prises, une lumière épouvantable. Parfois je me lève et je m’en vais.

«Horses» a ouvert la voie à la musique punk, mais il ne vous a pas enrichie. Ce n’est que la chanson «Because the Night», deux albums plus tard, qui s’est frayé son chemin dans les charts. La musique était de Bruce Springsteen…
Springsteen n’appartenait pas à mon groupe. Nous voulions jouer nos propres morceaux. Reste que je me souviens qu’avec Robert nous déambulions dans New York et que nous avons entendu la chanson en passant quelque part. Robert m’a dit: «Patti, en cet instant, devant moi, tu es devenue célèbre.»

Pourquoi avez-vous mis un terme à votre carrière de chanteuse dix-huit mois plus tard?
En Europe, j’ai chanté dans des stades de 80 000 personnes. L’excitation permanente, le temps nécessaire à la préparation, tout cela m’énervait au plus haut point.

Vous avez épousé le musicien Fred «Sonic» Smith, du MC5. Vous avez déménagé avec lui dans la banlieue de Detroit, vous êtes devenue femme au foyer et vous avez eu deux enfants. N’avez-vous pas regretté?
J’aimais Fred, mais je n’aimais pas particulièrement le Michigan parce que je n’avais toujours pas le permis de conduire. Les cafés de New York, la camaraderie au sein du groupe, la côte est me manquaient. Mais je n’ai pas besoin d’être une rock star, en réalité j’ai toujours voulu me borner à écrire. Je me levais tous les matins à 5 heures, quand tout le monde dormait, pour pouvoir écrire sereinement trois heures durant.

Ensuite, en peu de temps, quatre hommes essentiels dans votre vie sont morts: Robert Mapplethorpe du sida en 1989, votre pianiste Richard Sohl d’une malformation cardiaque non détectée, votre mari d’un accident cardiaque, votre frère Todd d’un AVC…
On pourrait discuter des heures de la manière de surmonter tout ça. Au bout du compte, ce sont mes enfants et la responsabilité qui m’incombait pour eux qui m’ont gardée intacte. Mais il a fallu beaucoup de temps. Après la perte d’une personne qui compte beaucoup, il faut tout de suite penser à soi, car de tels coups du sort peuvent t’infliger des dommages physiques et psychiques considérables. Or il faut absolument garder le sens de l’humour. 

© Der Spiegel Traduction et adaptation Gian Pozzy

Paléo Festival Nyon. Du 20 au 26 juillet. Complet, mais 1500 billets seront mis en vente chaque jour dès 9 h. Concert de Patti Smith le 25 à 20 h 15.

La chanteuse sera également le 17 juillet à la Fondation Beyeler de Riehen pour une «soirée intime entre mots et musique». Sa performance est complète mais quelques billets seront mis en vente à la caisse du soir.

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PATRICK KOVARIK, AFP
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