Eclairage. La jeune garde polonaise imprime sa marque sur l’expo collective «reGeneration 3», au Musée de l’Elysée. En littérature comme au cinéma, la relève est aussi en marche.
Luc Debraine, Julien Burri et Stéphane Gobbo
La Pologne serait-elle en train de vivre sa Movida? A l’image du mouvement culturel qui a agité le Madrid de l’après-dictature, il semble en effet que ce pays de 38 millions d’habitants, entré dans l’Union européenne en 2004, quinze ans après la chute du régime totalitaire du général Jaruzelski, soit en train de connaître un spectaculaire essor artistique. Tant en photographie qu’en littérature et au cinéma, nombreux sont les talents qui rayonnent sur la scène internationale.
Photographie
L’affiche de l’exposition reGeneration3, au Musée de l’Elysée, à Lausanne, montre une paire de genoux marqués par l’empreinte de quelque chose, mais quoi? A coup sûr, pourrait-on dire, par la poussée de la nouvelle garde de la photographie polonaise, surgie de nulle part pour être la plus représentée – avec la Suisse – dans ce tour d’horizon de la jeune photo mondiale. Pas moins de sept artistes du pays slave, si l’on compte la Franco-Polonaise Martyna Pawlak et le duo Marek Kucharski & Diana Lelonek, qui travaillent ensemble, participent à reGeneration3. Une présence forte incarnée par la drôle d’affiche aux genoux, due à Robert Mainka, 25 ans, de Rybnik, en Silésie.
Coe sie dzieje? Oui, que se passe-t-il en Pologne pour que sa photographie domine ainsi la sélection du Musée de l’Elysée? L’affaire n’est pas que quantitative. Les troublants portraits de singes masqués, réalisés en Indonésie par Artur Gutowski, sont les plus intenses de l’exposition. Le propos documentaire de Jan Brykczynski, qui s’est intéressé à l’ethnie énigmatique des Boikos, dans les Carpates, est d’une sensibilité rare. Comme est haute en empathie l’installation multimédia de Piotr Zbierski, explorateur de l’inconscient, en gros plan, droit dans les yeux.
Une dynamique qui vient de LODZ
La jeune photographie polonaise était également présente au festival européen Circulations, en janvier dernier, comme elle le sera à la Triennale de la photo de Hambourg ou aux Rencontres d’Arles. Le directeur artistique de la Triennale et l’un des commissaires invités pour le prix Découverte, à Arles, est une seule et même personne: Krzysztof Candrowicz, enfant terrible de la scène culturelle de Lodz, responsable, notamment, du Fotofestiwal de la troisième ville du pays. Un Candrowicz dont le credo est, en anglais: «I’m from Poland and I dont’t keep calm!»
«Ce festival de Lodz est désormais très présent sur la scène européenne, commente à Paris Marion Hislen, directrice de Circulations. Avec les excellentes écoles de photo du pays, cela crée une dynamique professionnalisante pour les jeunes artistes, qui apprennent à concevoir des dossiers et à s’inscrire dans les festivals et expositions ailleurs en Europe.» «La Pologne peut compter notamment sur cet emblème qu’est l’école de cinéma et de photo de Lodz, d’où sont sortis autrefois les Polanski ou Wadja», relève l’artiste franco-polonaise Martyna Pawlak. En effet, la moitié des photographes polonais présents dans reGeneration3 ont étudié à la fameuse école de Lodz.
Un vivier créatif
Kasia Michalski, Suisse et Polonaise (et fille de l’éditrice Vera Michalski), vient d’ouvrir une galerie à Varsovie. Elle expose de la photographie, dont actuellement les images industrielles du Vaudois Maurice Schobinger. «Effectivement, note-t-elle, les écoles les plus reconnues du pays sont celles de Lodz, le département media art des Beaux-Arts de Varsovie et l’Académie de photo de la même ville. Les jeunes photographes polonais sont mobiles et se déplacent facilement à l’étranger. Ils peuvent compter sur beaucoup de festivals et de concours dans leur pays. La Pologne est de plus en plus considérée comme un vivier créatif, prometteur, en pleine expansion. Par conséquent, les grandes galeries internationales recherchent de nouveaux artistes par ici. Moi-même, je suis très intéressée par ce nouveau monde artistique, si stimulant. A la différence d’autres villes majeures en Europe, je peux, à Varsovie, contribuer au rayonnement de cette jeune scène nationale tout en découvrant le pays et en apprendre beaucoup.»
Littérature
Un rayonnement qui passe aussi par la littérature. «La jeune génération d’écrivains est libérée des complexes d’infériorité et de supériorité. Elle n’a pas peur d’aller explorer l’histoire peu glorieuse de la Pologne, notamment la déportation des juifs. Elle est aussi devenue attentive aux voisins, notamment la République tchèque. Et elle n’a pas peur non plus d’explorer d’autres thèmes, hors de la Pologne», estime l’éditeur David Bosc, des Editions Noir sur Blanc.
La maison lausannoise est la plus active en francophonie en ce qui concerne la traduction et la diffusion de la littérature polonaise. Créée en 1987 à Montricher par Vera et Jan Michalski, elle avait dès l’origine pour vocation de faire passer les textes de l’Est à l’Ouest, et vice versa. Une passerelle toujours efficace, et qui fonctionne aujourd’hui dans un climat politique apaisé. Noir sur Blanc possède un siège jumeau à Varsovie.
Une sagan polonaise
David Bosc se méfie des étiquettes. D’une certaine littérature polonaise qui chercherait à plaire à l’Occident à coups de clichés, notamment alcoolisés – un roman polonais sans vodka, serait-ce possible? «Il y a eu une littérature de l’Est faite pour l’étranger. Mais je suis heureux de constater que les auteurs polonais s’en sont détachés», explique-t-il. Chez Noir sur Blanc, on retrouve les auteurs les plus inventifs des nouvelles générations. Dorota Masłowska, née en 1983, a connu des débuts fulgurants. Dans son roman Polococktail Party, en 2002, elle a cristallisé les espoirs et les désillusions de toute une génération. Adoubée par le public et la critique, cette Sagan polonaise a su ensuite renouveler son univers romanesque en le faisant évoluer hors de la Pologne. Lorsque L’Hebdo l’avait interviewée à Varsovie en 2012, elle s’était montrée détachée de l’image de rebelle qu’on cherche toujours à lui coller à la peau.
Le travail d’Olga Tokarczuk est tout aussi passionnant. Née en 1962, elle est l’auteur polonais contemporain le plus traduit dans le monde. Dernier livre en français, le polar panthéiste Sur les ossements des morts (Noir sur Blanc, 2012). Elle a connu récemment un grand succès avec un récit de plus de 1000 pages sur l’histoire d’un juif polonais au temps des Lumières. Cent mille exemplaires ont été écoulés. La traduction française exigera au moins deux ans de travail. Patience! Remarquable aussi, le travail du dandy Jacek Dehnel, 35 ans, affectionnant les hauts-de-forme et dont le dernier livre traduit, Saturne, plongeait avec brio dans la vie secrète du peintre Goya.
Influence de l’école du reportage
Ces dernières années, on a vu également de nombreuses traductions d’Andrzej Stasiuk, qui a dépeint les confins pauvres d’une Pologne en pleine déliquescence. L’auteur, dont la métaphysique rappelle celle du cinéaste russe Andreï Tarkovski, excelle dans la forme courte (à lire absolument, L’hiver, chez Noir sur Blanc, ou Dukla, chez Christian Bourgois), mais se délaie dans les récits plus longs. Egalement éditeur, c’est une figure centrale de la nouvelle littérature polonaise. On voit dans son travail l’influence de la grande école de reportage polonaise, lancée par Richard Kapuscinski, et à laquelle on peut rattacher des auteurs comme Jacek Hugo-Bader ou Mariusz Szczygieł.
Aujourd’hui, on découvrira les traductions des auteurs polonais principalement chez L’Age d’Homme et aux Editions des Syrtes, deux autres maisons romandes – décidément, la littérature polonaise passe par la Suisse! Et bien sûr chez Actes Sud. Sur place, la poésie se porte très bien, et les revues littéraires aussi: on en compte plus qu’en France, et de très bonne qualité.
Cinéma
Pour la productrice Joanna Solecka, responsable des relations publiques du Wajda Studio, créé en 2001 par le fameux réalisateur, il n’est guère étonnant que le roman Polococktail Party ait été adapté au cinéma, sous le titre The Polish-Russian War, par Xawery Zuławski. «Le premier livre de Dorota Masłowska a marqué une césure importante en littérature et permis à de nouvelles voix d’être entendues, la même chose s’est produite pour le cinéma à partir de la fin des années 2000.»
La Polonaise cite les noms de Paweł Borowski, Łukasz Lankosz et surtout Małgorzata Szumowska, primée à Locarno en 2008 pour 33 scènes de la vie et lauréate en février dernier, à Berlin, de l’Ours d’argent de la meilleure réalisatrice pour Body, une plongée anxiogène et très esthétisante dans le quotidien d’une jeune anorexique et d’une thérapeute solitaire (le film a un distributeur suisse mais pas encore de date de sortie).
Quelques jours après ce sacre, son compatriote Paweł Pawlikowski remportait l’oscar du meilleur film étranger pour Ida, un film en noir et blanc parlant, à travers l’histoire d’une jeune nonne, de la Pologne des années 60 et des plaies encore ouvertes de la Seconde Guerre mondiale. Bien qu’aride, ce long métrage a attiré il y a un an quelque 12 000 spectateurs romands, soit bien plus que nombre de productions helvétiques.
Un solide institut
Naguère florissant mais moribond à partir des années 80, la plupart des réalisateurs choisissant durant la dictature de s’exiler ou de rester silencieux, le cinéma semble de nouveau en plein essor. Les programmateurs de la plupart des grands festivals, comme celui de Locarno, voient affluer des productions polonaises de qualité, tant dans le domaine de la fiction que du documentaire ou de l’animation. «L’écroulement du système communiste, en 1989, est une date importante pour la culture polonaise, explique Joanna Solecka. L’art a enfin pu cesser de se battre pour la démocratie et se libérer de ses buts idéologiques et politiques. Les cinéastes ont dû redéfinir leur rôle, ils ont commencé à chercher leur propre voie.»
Si le cinéma polonais a le vent en poupe, c’est parce qu’il est soutenu depuis dix ans par une structure solide, le Polish Film Institute, 44 millions de dollars de budget en 2014, et qu’il a su parler à son public. L’an dernier, sa part de marché s’est élevée à 27,5% sur ses terres, deux productions indigènes trônant même en tête du box-office devant Le Hobbit 3. Cette réussite s’explique, en marge de la bonne qualité des écoles professionnelles et d’une volonté de favoriser les collaborations entre les étudiants en cinéma et en arts visuels, par la volonté de former aussi des producteurs et des techniciens. La mise en place de structures solides favorise notamment les coproductions, qui sont devenues essentielles pour la survie de la plupart des cinématographies européennes, tout en attirant des tournages étrangers, tel Bridge of Spies, de Steven Spielberg, filmé en partie à Wrocław.
Loi sur le cinéma
Afin de pérenniser le travail du Polish Film Institute, une loi sur le cinéma oblige les opérateurs TV et internet, de même que les distributeurs, à lui verser 1,5% de leurs revenus. Une source de financement essentielle pour cette structure «qui supporte des films à tous les degrés de la production, du développement à la postproduction, mais aussi dans leur promotion internationale. Ce qui est crucial pour des réalisateurs jeunes et inconnus», insiste Joanna Solecka.