Surenchère. Avec les récents records de ventes, c’est le décalage entre valeur artistique et valeur marchande qui est mis en évidence. Au péril de l’histoire de l’art. Le point avant la foire de Bâle.
«Ces prix absurdes ont une conséquence sociale. Devant une telle imposture, le plus grand nombre perd la bienveillance qu’il avait peu à peu acquise envers l’art. Le sentiment général est à nouveau que l’art est un luxe qui ne s’adresse qu’à une minorité très fortunée, qui achète des noms plutôt que des œuvres», regrette Christian Bernard, directeur du Musée d’art moderne et contemporain de Genève.
Cette perte de confiance devant la folie spéculative qui frappe le marché de l’art n’est pas due qu’aux montants stratosphériques atteints récemment par quelques chefs-d’œuvre. Il ne s’agit précisément pas des meilleures pièces des artistes concernés. Le mois dernier, une version des Femmes d’Alger (1955) de Pablo Picasso a été adjugée 179,36 millions de dollars à New York par Christie’s, devenant l’œuvre d’art la plus chère de l’histoire des ventes aux enchères. Or, cette composition du maître espagnol date d’une période où il produisait à la chaîne, loin de l’inspiration géniale de ses périodes rose, bleue ou cubiste. Tout se passe comme si la valeur artistique d’une œuvre cédait le pas devant sa valeur marchande, avec pour victime collatérale l’histoire de l’art.
Peu importe que L’homme au doigt (1947) d’Alberto Giacometti ne soit pas sa sculpture la plus définitive, ou que Gauguin ait peint d’autres scènes tahitiennes aussi belles, voire davantage que Quand te maries-tu? (1892). La première a été vendue 141,1 millions de dollars, un record pour l’artiste grison, lors de la même vente de Christie’s en mai. Et la seconde, vendue de gré à gré par la famille bâloise Staechelin à l’émirat du Qatar pour près de 300 millions de dollars, la plus haute altitude pécuniaire d’une œuvre d’art jamais atteinte, devant Les joueurs de cartes de Cézanne acheté 250 millions en privé par la même famille royale qatarie.
Frange spéculative
Ce qui compte désormais, pour cette petite frange spéculative en sommet de la réalité vivante de l’art, c’est l’offre et la demande. La rareté des œuvres disponibles des maîtres postimpressionnistes, modernes, voire contemporains. La concurrence des quelques milliardaires qui, phénomène récent, acceptent de payer plus de 100 millions pour un tableau. Il en est de connus, certes soucieux d’ajouter un asset (avoir) à leur collection chiffrée, mais aussi passionnés d’art. Comme les Américains Steve Wynn, Steve Cohen ou Leon Black, la Brésilienne Lily Safra (veuve d’Edmond Safra), le Russe Roman Abramovitch, les Emiraties Cheikha Hoor al-Qasimi ou Cheikha Mayassa. Ajoutons, un cran en dessous, les nouvelles fortunes chinoises, indonésiennes, sud-américaines, les Pinault et Arnault en France, ou le cas monégasque de Dmitri Rybolovlev, qui a acquis des icônes de l’art à la pelle par l’entremise du Genevois Yves Bouvier, avant de se retourner contre lui.
Ce dernier cas incarne l’opacité actuelle du marché de l’art, l’un des derniers sur la planète à ne pas être régulés. Son risque numéro un, aujourd’hui, n’est pas la menace d’un krach financier ou de l’éclatement de la bulle spéculative de l’art, mais bien d’un éventuel incendie des ports francs de Genève, coffre-fort complice des grandes collections mondiales.
Le cas Rybolovlev représente un danger encore plus important. Si l’oligarque connaît tout de la potasse, il est un inculte en histoire de l’art, l’affaire Bouvier le démontrant à merveille. Le décalage croissant entre valeur artistique et valeur marchande, voilà le plus pernicieux dérégulateur de valeurs jamais présenté à cette longue histoire.
Jadis, les éminents marchands écrivaient cette même histoire. Durand-Ruel avec les impressionnistes, Kahnweiler avec les cubistes, Castelli avec le pop art. Aujourd’hui, les marchands n’écrivent plus, ils vendent. Les mêmes noms «bancables», tous ces Koons, Richter, Hirst, Doig, Wool, Sherman en rafales pour l’art contemporain.
Pour brouiller encore les anciennes valeurs, que l’on croyait pérennes, voilà que les régimes autocrates sans liberté d’expression aucune entrent dans la danse cynique. Le Qatar et Abou Dhabi, ou encore l’Azerbaïdjan et le Kazakhstan: tous construisent des palais de l’art à remplir d’urgence pour mieux exercer leur soft power retorse, bref, présenter une image touristico-culturelle aimable à la face du monde ébahi par tant de nobles ambitions. Tant pis, les fœtus géants de Damien Hirst installés en plein air à Doha ont été recouverts d’un voile pudique: l’important, c’est d’acheter, au prix le plus indécent possible.
Entrent aussi dans la sarabande dérégulée les «flippers», spéculateurs féroces comme Stefan Simchowitz qui raflent les pièces de jeunes artistes pour les refourguer au plus vite, avec une solide plus-value. Simchowitz est toutefois un malin qui flaire, s’informe et connaît son affaire. Pour le reste, la méconnaissance prévaut. «Les opérateurs du marché, ce sont désormais les traders, opérateurs ou fonds de placement qui investissent sur le court terme au lieu de respecter le temps long de l’histoire de l’art, ajoute Christian Bernard. Leur majorité est aculturée en matière d’art. Les galeries étaient gardiennes du premier marché de l’art, proposant de nouveaux artistes aux collectionneurs. Ce sont aujourd’hui les maisons de ventes qui tiennent ce rôle. Les prescripteurs, autrefois, étaient les musées et les critiques d’art, mais leur pouvoir a été divisé par dix. L’envolée inouïe des prix et la concentration de l’argent dans quelques mains, qui est un fait historique stupéfiant, rendent notre tâche d’acquisition impossible, à nous, musées. Avec un effet positif, toutefois. Ce dont on parle ici n’est de loin pas tout l’art actuel. Nous pouvons davantage prendre de risques et affirmer notre liberté en nous concentrant sur de jeunes artistes prometteurs, animés par l’envie sincère de faire de l’art, non de prendre un ascenseur social.»
Le cas Art Basel
Reste alors à s’intéresser à ces jeunes talents, qui offrent aussi la possibilité d’un bon investissement pour un vrai collectionneur. Une valeur artistique, c’est aussi une valeur marchande en devenir. Ce que propose Art Basel (18-21 juin) avec son parcours Statements, consacré aux artistes montants et aux nouvelles galeries. Ainsi que le parcours Feature, qui distingue des courants historiques mésestimés, oubliés, sous-cotés. A l’exemple, cette année, des nouveaux réalistes et avant-gardes des années 60, les Arman, Tinguely, Spoerri, Klein, Dufrêne ou Villeglé. Pour autant, ce parcours-redécouverte n’est pas destiné qu’aux prédateurs en quête d’une proie. «Nous ne sommes pas à la Bourse, plaide Marc Spiegler, directeur d’Art Basel. Il est vrai que ces œuvres ont un rapport qualité-prix intéressant. L’important est de suggérer que ces artistes sont aussi importants que ceux de la génération numérique. L’histoire de l’art s’écrit de manière dynamique, en tenant toujours compte du passé. Tel artiste post-internet crée en mélangeant des images trouvées sur le web? Il est redevable aux pionniers John Heartfield, Joseph Cornell ou Max Ernst. L’art d’aujourd’hui vient toujours de l’art d’hier. Le marché des ventes à New York ou à Londres est trop focalisé sur un nombre restreint de noms, environ 1500, qui constituent presque la moitié des affaires actuelles. Or, la foire de Bâle, c’est 4000 artistes proposés par 300 galeries. En flânant dans les stands, vous pouvez y tracer l’histoire de l’art.»
Ne pas tenir compte des courbes d’Artnet ou Artprice, qui donnent les cotes des œuvres comme autant de cours financiers. Mais faire confiance à son goût, à ses connaissances. Malgré un marché de l’art qui a atteint un volume d’affaires de 15,4 milliards de dollars en 2014, en hausse de 300% en une décennie (estimation Artprice, précisément). La sagesse même?
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