Eclairage. Ignorées de l’industrie musicale et combattues par les autorités vingt ans plus tôt, les musiques électros sont aujourd’hui un acteur central de l’économie des festivals en Europe.
David Brun-Lambert
Il est 17 heures, ce 16 mai. A Lyon, des centaines de jeunes dansent au cœur de La Sucrière, vaste édifice industriel planté sur les rives de la Saône. Corps qui balancent au son d’un beat électro ou tordus au gré des courbes de basses rugissantes. Une rave party? Non, une après-midi au festival de cultures électroniques Nuits sonores, événement «techno» parmi les plus réputés d’Europe.
Ici, comme aux grands-messes house Sónar – à Barcelone du 18 au 20 juin prochains – ou Electron – qui s’est déroulé en avril à Genève – se constate chaque année la vitalité d’une culture devenue globale. Mais, derrière la fête, une autre réalité couve où les principaux rendez-vous électros font l’objet des appétits d’une industrie musicale sans garde-fou.
«Boom boom»
Il y a à peine vingt ans, le spectacle de fêtes électros «officielles» données dans les centres des villes de Genève, Londres ou Paris relevait de l’impensable. Coupable, durant l’ère rave, d’avoir engrangé de copieux profits non déclarés, la techno était combattue par les autorités, fustigée par les médias traditionnels (la drogue y pleuvait, juraient-ils) et ignorée de l’industrie du disque. Aujourd’hui? Lieux culturels, friches industrielles ou parcs publics se découvrent provisoirement transformés en dancefloors (pistes de danse) dans le cadre de festivals électros légaux. Que s’est-il passé? Depuis la vague «french touch», la techno a révélé son potentiel commercial, dynamisant le business des nuits européennes et développant «de nouveaux modèles de festivals urbains où la ville se pense en terrain de jeu collaboratif et innovant», comme le résume Vincent Carry, directeur des Nuits sonores.
Soudain soulagés de la mauvaise réputation qui jusque-là leur collait à la peau, les rendez-vous technos engageaient un dialogue avec les autorités et les partenaires privés, ces derniers voyant en ces événements un nouvel eldorado à exploiter. A l’effondrement du marché du disque en 2007, et tandis que l’industrie musicale désignait les festivals pop «traditionnels» comme sa nouvelle vache à lait, les rassemblements technos faisaient brusquement, eux aussi, l’objet d’enjeux politiques, culturels, médiatiques et financiers.
Underground résistance
Le dancefloor est un business. Sonder l’histoire culturelle populaire du XXe siècle suffit à l’affirmer. Des années 20, où des centaines de ballrooms ont éclos aux Etats-Unis, à l’essor des premières discothèques «modernes» à Paris ou Londres au cours des eighties, la piste de danse a accompagné le déploiement des divers courants musicaux commercialisés par l’industrie du disque: jazz, rock ou disco. A cette trajectoire s’en ajoute une autre, méconnue, où le dancefloor s’est fait lieu de construction identitaire et de résistance.
Si, de toute évidence, on danse avant tout pour «célébrer la vie et convoquer le plaisir», selon le DJ français Laurent Garnier, s’impliquer dans ce carrefour des sens n’est pas un acte neutre. Mais «un geste d’opposition face au dehors, à ce qui menace ou ordonne», comme l’écrit l’auteur anglais Jon Savage dans l’essai Teenage (2007). Durant les années 20, une génération de jeunes migrants européens a ainsi fondé sur le dancefloor son identité américaine. Une décennie plus tard, les swing kids y ont contesté l’endoctrinement nazi quand, à Paris, les zazous s’y rassemblaient pour narguer Vichy. Plus loin, ce même espace concentrait la hargne des vagues rockers ou mods, comme les doléances des mouvements Gay Pride ou Black Power, et ainsi jusqu’à l’épopée rave des années 80 et 90. Par conséquent, hier comme aujourd’hui, parler du dancefloor, c’est avant tout évoquer «un des derniers territoires sociaux d’affranchissement», selon Vincent Carry. Un espace où convergent toujours hédonisme, transgression et colère brute.
Marque culturelle
«Dansez ou nous sommes perdus», jurait la chorégraphe Pina Bausch. «Dansons tant qu’il est temps», semblent lui répondre, de Berlin à Lausanne, des centaines de jeunes qu’aimantent les festivals électros. Largués dans une époque anxieuse, la piste de danse constitue pour eux cette échappatoire à la crise, au tout sécuritaire. En coulisses, cependant, une autre valse se déroule, brusque celle-là, qui voit l’industrie musicale tâcher de soumettre les événements technos indépendants à son diktat. «Un seuil a été franchi ces dernières années, commente Jérôme Soudan, directeur artistique du festival genevois Electron. Le prix des cachets des artistes a flambé. Cette inflation fragilise nombre d’entre nous désormais.»
Nés d’une vision artistique rigoureuse, mais désormais envisagés par le business musical comme des planches à billets, les événements de cultures électroniques sont ainsi forcés d’innover pour survivre dans un environnement hyperconcurrentiel. Comment? En devenant de «véritables marques culturelles», comme le défend Vincent Carry, ou en «s’exportant» en d’autres lieux pour une ou plusieurs éditions – à l’instar du festival sétois Worldwide, également implanté à Leysin. «Nous exporter nous fait nous confronter à de nouveaux défis, jure Robin Ebinger, codirecteur de Time Warp. Tester des idées inédites et rester attentifs aux bouleversements du marché.» Un marché pour qui le public prescripteur des 18-25 ans, majoritaire dans les rassemblements électros, demeure la «cible» privilégiée.
A Lyon, il est maintenant 2 heures du matin. On observe ce même public réuni dans une halle industrielle où se clôt la treizième édition des Nuits sonores. Là, quelque chose dans l’espace bascule soudain, comme balayé par une vague d’énergie. Sueur. Cris. Provisoirement à l’abri des ombres que dehors le réel fait peser, et loin des joutes financières dont le dancefloor est l’objet; à cet instant, danser signifie encore pour des milliers de kids célébrer la vie et, durant un instant, louer sa liberté.
Electro lémanique
Les festivals romands Electron et Electrosanne dressent depuis plus d’une décennie une cartographie passionnante des cultures électroniques mondiales.
Respectivement programmés en avril et en septembre, les festivals Electron (Genève) et Electrosanne (Lausanne) ouvrent et clôturent la grande valse des festivals de printemps-été en Suisse romande.
Actifs depuis plus d’une décennie, ces événements loués pour leur rigueur artistique et la diversité des musiques qu’ils offrent à découvrir, souffrent néanmoins toujours d’une économie fragile. «Nous sommes soutenus par la Ville de Genève et conventionnés depuis cette année, preuve d’un réel progrès dans la compréhension des cultures électroniques, déclare Jérôme Soudan, directeur artistique d’Electron. Néanmoins, le chemin demeure long pour être considéré comme essentiel, à l’égal d’une institution classique.»
Constat identique pour Gallien Isoz, directeur d’Electrosanne: «Les musiques électro ne sont toujours pas reconnues comme part intégrante du paysage culturel contemporain par les autorités, quand le théâtre, l’opéra ou la danse jouissent d’une réelle légitimité, sans toutefois être représentatifs de la culture des jeunes générations.»
Pour ces deux rendez-vous audacieux, pleinement inscrits dans les dynamiques culturelles de leur ville, un même défi, alors: «Faire reconnaître aux institutions comme aux partenaires privés la richesse des cultures que nous défendons», explique Gallien Isoz. Et cela en poursuivant un «combat éthique par lequel nous nous affirmons comme un label de qualité demeuré fidèle à sa ligne artistique, malgré les diktats financiers du marché», précise Jérôme Soudan.
En avril, Electron réunissait 20 000 festivaliers au cours de sa douzième édition. Electrosanne attend pour sa part, début septembre, 25 000 visiteurs.
![ELECTROSANNE Programmé en septembre, cet événement musical clôt la grande valse des festivals de printemps-été en Suisse romande. S’il existe depuis plus de dix ans, il souffre pourtant toujours d’une économie fragile. Diego Fellmann](http://www.hebdo.ch/sites/www.hebdo.ch/files/electrosanne-dancefloor-musique-festivals-ete.jpg)