Histoire du cinéma. Alors que sort le quatrième épisode de la saga lancée par Steven Spielberg, retour sur la grande odyssée des effets spéciaux, dont «Jurassic Park» fut en 1993 un tournant.
La scène est l’une des plus fameuses de l’imposante filmographie de Steven Spielberg. Conviés par le richissime John Hammond sur une île mystérieuse où il leur promet une surprise de taille, les paléontologues Alan Grant et Ellie Sattler n’en croient pas leurs yeux: devant eux, majestueux, un brontosaure marche lentement.
Plus loin, deux diplodocus sortent d’un lac… Puisque dans le cinéma de Spielberg il est souvent question de regard, on découvre d’abord, dans un habile champ-contrechamp, les scientifiques incarnés par Sam Neill et Laura Dern. Puis, dans un second temps, les dinosaures.
Les yeux qu’écarquillent les personnages, ce sont, par procuration, ceux des spectateurs. On est alors en 1993, et Jurassic Park marque une avancée majeure dans l’histoire des effets spéciaux. C’est la première fois que des images de synthèse atteignent un tel degré de réalisme.
Les créatures qui hantent le parc de John Hammond ne semblent pas artificiellement incrustées dans l’image, mais bien réelles. Ce film marque en quelque sorte l’an zéro de l’ère numérique. Il y aura un après-Jurassic Park comme il y a eu un avant.
A l’heure où la trilogie créée par Spielberg s’apprête à devenir tétralogie avec un Jurassic World que ses producteurs veulent garder secret au point de ne le montrer à la presse qu’à la veille de sa sortie, souvenons-nous que, dès ses balbutiements, le cinéma a cherché à transcender la réalité en inventant des techniques à même de donner vie aux fantasmes des réalisateurs.
Le septième des arts est né documentaire. Dans leurs premières bobines, les frères Lumière cherchaient à enregistrer la réalité. Mais tandis qu’ils envoient, dès la fin du XIXe siècle, des opérateurs à travers le monde, ils se mettent à raconter des histoires, comme dans le fondateur L’arroseur arrosé.
D’une certaine manière, le cinéma lui-même est un effet spécial, puisqu’il consiste à reproduire la vie à l’aide d’un procédé chimique et en projetant une succession d’images immobiles que le cerveau et la rétine se chargent d’animer.
Les premiers effets véritablement spéciaux sont alors les décors et costumes créés pour simuler des mondes historiques, exotiques ou féeriques. Puis vint Georges Méliès, dont la légende dit qu’il a réalisé le premier trucage par accident. Alors qu’il filmait dans la rue, sa caméra s’est enrayée.
Lorsqu’elle a redémarré, un véhicule en avait remplacé un autre, donnant l’impression, à l’écran, d’une brusque substitution. Il abusera dès lors de cette technique permettant, à l’aide d’une simple interruption de la prise de vues, de faire disparaître comme par magie des objets ou des personnes.
Parmi les effets qui accompagneront les premières décennies du cinéma, on peut énumérer plusieurs tentatives d’interventions directes sur la pellicule, comme dans le cas de films en noir et blanc colorisés au pochoir, puis différentes techniques, comme le matte painting, destinées à créer des mondes merveilleux sans devoir recourir à de coûteux décors.
Très vite apparaissent également d’ambitieuses productions utilisant la technique de l’animation image par image pour donner vie à des créatures en tout genre. Adapté d’un roman d’Arthur Conan Doyle, Le monde perdu raconte en 1925 une expédition qui aboutira à la découverte d’une jungle peuplée de dinosaures. Huit ans plus tard, Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack coréalisent sur le même mode le cultissime King Kong.
L'adieu à la pellicule
Dans le cas d’objets statiques, ce sont des maquettes que l’on utilise. Filmées selon certains angles, celles-ci peuvent se révéler troublantes de réalisme, comme dans le cas du premier épisode – mais le quatrième dans la chronologie des événements relatés – de la saga Star Wars, qui sort en 1977 et marque, en termes d’effets spéciaux, la fin de l’âge préhistorique.
Féru de nouvelles technologies et suivant de près le développement des logiciels informatiques, George Lucas décide, via sa filiale Industrial Light & Magic (ILM), de faire œuvre de pionnier en matière de numérique. Mais si Star Wars V: L’empire contre-attaque amène en 1981 de nombreuses innovations, c’est une production Disney qui, l’année suivante, fera sensation: Tron, de Steven Lisberger.
Long métrage de science-fiction révolutionnaire tant dans sa forme que dans son fond, Tron raconte l’histoire d’un développeur propulsé dans des circuits informatiques et contraint de lutter contre un logiciel aspirant à surpasser l’homme.
Il revisite avec brio le mythe de la créature se retournant contre le créateur, et surtout propose les premières séquences cinématographiques – joliment expérimentales – entièrement réalisées en images de synthèse, ou CGI, pour computer-generated imagery. Un vaste champ de possibles s’ouvre alors pour les réalisateurs. Le cinéma de divertissement va au-devant de profondes mutations, pour le meilleur et pour le pire.
En 1985, ILM réalise, pour Le secret de la pyramide, film familial dans lequel Barry Levinson met en scène de juvéniles Sherlock Holmes et Watson, le premier personnage animé par ordinateur, un chevalier en vitrail se détachant soudain d’une fenêtre d’église.
De jeunes cinéastes emboîtent alors le pas à Lucas, le plus passionné étant James Cameron, qui crée pour Abyss (1989) une créature translucide et liquide, avant de s’emparer du morphing pour Terminator 2 (1991) et son redoutable robot T-1000 capable de changer d’apparence. Débarque alors Jurassic Park, qui précipite les CGI dans une ère industrielle. Dorénavant, tous les fantasmes sont permis. L’adaptation d’un classique comme Le seigneur des anneaux peut enfin être sérieusement envisagée.
Surenchère nuisible au récit
Les effets numériques se démocratisent, la technologie progresse et, petit à petit, le cinéma devient massivement numérique. Toujours à la pointe, Lucas réalise Star Wars II: L’attaque des clones (2002) en numérique. Exit la pellicule.
Remplacer le visage d’un acteur par un autre, effacer un élément du décor, incruster des milliers de figurants ou encore retoucher les images: on peut tout faire. Qui s’est rendu compte que la plupart des plans d’un film comme O’Brother (2000), de Joel et Ethan Coen, ont été retouchés numériquement pour donner par exemple des teintes dorées à des arbres verts?
Certaines avancées sont plus visibles, comme le fameux bullet time effect, largement utilisé depuis Matrix (1999) pour donner l’illusion d’un déplacement au sein d’une image figée.
Cet avènement du tout-numérique est en revanche en train d’atteindre ses limites. De nombreuses grosses productions sont aujourd’hui entièrement constituées d’effets spéciaux. Les acteurs s’agitent devant des green screens, ces fonds verts qui sont remplacés en postproduction par des images numériques, et donnent l’impression d’évoluer dans de vastes décors alors que tout a été tourné en studio.
Si certains réalisateurs utilisent la technologie à bon escient, tel Cameron pour Avatar (2009), d’autres ne voient pas qu’un excès d’effets spéciaux, s’ils ne sont pas pensés selon des points de vue esthétique et narratif, peut déboucher sur des images très laides: voir les récents Exodus et Avengers: L’ère d’Ultron…
Qu’en sera-t-il de Jurassic World? Difficile à dire, bien que les premières bandes-annonces laissent présager une surenchère nuisible au récit. Ce n’est pas un hasard si, depuis quelques années, de nombreux films d’épouvante marchent sur les traces de Jacques Tourneur ou de John Carpenter, qui ont tous deux prouvé que, parfois, moins on en montre, plus on est efficace.