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«Berlin, cette ville que j’aime tant»

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Mercredi, 13 Mai, 2015 - 05:27

Texte: Pascale Hugues | Photos: Thomas Meyer Otskreuz

Pascale Hugues raconte cette ville «si touchante», «si sexy», où elle vit depuis près de vingt-cinq ans. Evoque les bouleversements qui lui ont donné un caractère cosmopolite, branché, tout en restant provincial. Décrit la décontraction un peu cavalière de ses habitants.

Pas besoin d’aller bien loin pour assister aux grands chambardements que vit Berlin depuis la chute du Mur. Mon immeuble illustre en miniature cette métamorphose galopante. Les vieux locataires berlinois, installés depuis les années 70, s’en vont les uns après les autres. Leurs appartements sont mis en vente. Au premier étage, Frau Soller est partie avec ses chats et son canari. C’est elle qui arrosait les plantes et montait le courrier quand nous étions en vacances. Elle nous approvisionnait en confitures faites maison. Il y a quatre ans, le propriétaire de l’immeuble a proposé à Frau Soller un logement plus moderne dans un quartier excentré. L’appartement libéré a été vendu à prix d’or à un couple d’informaticiens et refait de fond en comble: cuisine couleur pastel, parquets rabotés, espaces lumineux. Il est méconnaissable.

Herr Ebert aussi, mon voisin de palier, est parti. Ce vieux Berlinois autoritaire, surnommé le Shérif par ses voisins, veillait au tri des poubelles et au silence à l’heure de la sieste. Et, quand Frau Gerkhe est morte, l’an dernier, notre immeuble a définitivement changé d’époque. La petite loge de la concierge au rez-de-chaussée est reluquée par le propriétaire du loft sous les combles. Il veut en faire son bureau. D’ailleurs, dans mon immeuble, même les odeurs ne sont plus les mêmes. Au fumet du Sauerbraten, le rôti de porc traditionnel du dimanche berlinois, a succédé le parfum des épices des recettes exotiques que les nouveaux propriétaires ont rapportées de leurs voyages au bout du monde.

Fièvre spéculative

Mon immeuble est à l’image de Berlin: un tiers des Berlinois d’aujourd’hui sont arrivés dans la capitale après la chute du mur. La proportion de mes nouveaux voisins est la même. Les locataires modestes sont partis, les propriétaires sans angoisse de fins de mois les ont remplacés.

Gentrification! Nous, les Berlinois, n’avons que ce mot, «épouvantail», à la bouche. Fini les appartements aux dimensions d’un hall de gare qu’on loue pour une bouchée de pain au centre-ville? Terminé le pied-à-terre que l’on achète avec ses très modestes économies dans une arrière-cour nostalgique? Eteint à jamais ce sentiment si vivifiant du «ici, tout est possible»? Quand je vais déjeuner à la terrasse du café en face de mon bureau, la serveuse est encore en train de servir les Frühstück, ces petits-déjeuners copieux, aux lève-tard qui ont les yeux rivés sur leur tablette. «On se demande parfois s’il y a des gens qui travaillent dans cette ville!» me glisse, excédée, la boulangère qui est venue prendre un café en vitesse.

La vie ici est si bon marché qu’on peut s’en tirer avec des petits boulots. Mais pour combien de temps encore? Je vois souvent déambuler dans mon quartier des équipes d’«éclaireurs» dépêchées par des promoteurs pour trouver des terrains à bâtir en friche, des immeubles des années 50 à raser. Certes, l’immobilier à Berlin est encore bien loin d’atteindre les sommets astronomiques de Paris, Londres, Zurich ou même Munich, mais la fièvre spéculative s’est emparée des esprits. Trois immeubles sont en réfection en ce moment dans ma rue. Des lofts vont être installés sous le vieux toit éventré en face de chez moi. La place miteuse au bout de ma rue doit être aménagée en parc soigné.

Cohabitation surréaliste

Berlin est un gigantesque chantier peuplé de grues et d’échafaudages. Partout, on rénove, on construit. Même Kreuzberg, le quartier à côté du mien, à l’ouest, lieu mythique de la bohème berlinoise, est en train de s’embourgeoiser. De baba à bobo, la mutation y est pourtant moins rapide qu’à Prenzlauerberg, à l’est, où 80% des habitants sont des nouveaux venus, avec une forte proportion de jeunes diplômés issus de familles aisées du sud de l’Allemagne. «Notre paroisse a explosé, se réjouit le pasteur de la Zionskirche, l’un des hauts lieux de la révolution de 1989 en RDA. En 2013, il y a eu chez nous 20 enterrements et 170 baptêmes. Qui veut une place pour son enfant dans un de nos Kindergärten doit s’inscrire sur une longue liste d’attente.»

Dans cette Allemagne à la démographie si poussive, Prenzlauerberg grouille d’enfants en bas âge. Cohabitation surréaliste: les townhouses aux façades minimalistes côtoient les Plattenbauten, ces immeubles de logements sociaux de feu l’Allemagne de l’Est avec leurs rideaux de tulle et leurs bacs de géraniums aux fenêtres. Les Berlinois reprochent aux nouveaux venus d’avoir fait grimper les prix, d’avoir dénaturé les lieux avec leurs magasins bios, leurs jardins d’enfants bilingues et leur penchant particulier pour les smoothies et le detox tea. Des tags «Cassez-vous les Souabes!» sont apparus sur les colonnes Morris. Et quelques poussettes qui encombraient les entrées des immeubles ont été incendiées.

Mon amie Conny, la petite cinquantaine pétillante, me dit avec son humour berlinois si direct qu’elle se sent comme une vieille gâteuse dans son quartier où la moyenne d’âge a chuté au-dessous de la quarantaine. Elle est la seule «Ossie» de son immeuble. Et elle se moque de ses nouveaux voisins: «Ils sont tous fondateurs de start-up! Ils ont tous vécu aux Etats-Unis! Ils ont tous les mêmes meubles vintage! Ils ont des enfants aux prénoms à coucher dehors! Ils sont tous végétaliens! Alors on se sent comme des pièces de musée, nous, les derniers Allemands de l’Est qui habitons le quartier depuis toujours.»

Quand je vais le soir au Kino Krokodil, mon cinéma préféré, une minuscule salle improvisée dans une ancienne épicerie, je repense à l’état de ce quartier quand je l’ai découvert il y a vingt-cinq ans: le crissement des trams, l’odeur du charbon et les rues mal éclairées la nuit. Sur les façades délabrées, on apercevait encore l’empreinte des balles datant du siège de la capitale du IIIe Reich au printemps 1945. J’avais l’impression troublante d’avoir emprunté une machine à remonter le temps. Il ne reste presque aucune trace visible de la RDA aujourd’hui à Prenzlauerberg.

Parfois, j’essaie de superposer le Berlin où je suis arrivée quelques semaines avant la chute du Mur et celui d’aujourd’hui… les contours ne correspondent plus. Combien de fois m’arrive-t-il de chercher en vain un immeuble: il a été rasé ou tellement rénové qu’il est méconnaissable; une rue: elle a changé de cours. Traverser Berlin en voiture a des allures de jeu de piste. J’ai souvent des accès de mélancolie en me promenant. Oui, il est bel et bien fini, cet extraordinaire moment en suspension du début des années 90. Les choses sont rentrées dans l’ordre. Je me souviens du Grand Hôtel Esplanade, planté là, solitaire, au milieu du terrain vague de la Potsdamerplatz. Quel enchantement de passer la nuit sous les lambris de la Kaisersaal et de ressortir à l’aube au milieu des herbes folles! La Kaisersaal a été intégrée au nouveau gratte-ciel du Sony Center. Un lieu stérile où je ne mets jamais les pieds. Sur la Leipzigerplatz, un monumental shopping mall vient d’être inauguré. Encore un centre commercial avec les mêmes boutiques et le même look! Et encore des immeubles de bureaux! Ils poussent dans cette ville comme des champignons après une pluie d’automne.

Soupirs envieux

Quand je dois, au bas d’un formulaire, indiquer mon adresse, j’aime écrire BERLIN en lettres majuscules, d’un trait de stylo jubilatoire. Je sais que ce nom ne passera pas inaperçu et qu’il fera rêver. Oh, Berlin… les soupirs seront admiratifs, parfois même envieux. Cool! Superville! Tant d’étrangers viennent s’installer à Berlin pour de bon. Les jeunes Espagnols qui espèrent échapper au chômage chez eux, les Français qui en ont ras-le-bol de leur pays déprimé en pleine dérive frontiste. Et même les jeunes Israéliens fuyant le coût de la vie et le climat d’insécurité permanente… tous viennent tenter leur chance.

Berlin, jadis un îlot coupé du monde au milieu de la RDA, est devenu cosmopolite. Plus personne ne parle allemand sur les trottoirs des quartiers branchés. Dans le bar au dernier étage de l’hôtel-club Soho House, les serveurs sont Australiens, Lituaniens et Vénézuéliens. Berlin est aussi devenu le lieu de ralliement des jeunes fêtards du monde entier. Ils viennent s’éclater dans les temples de la techno. Berlin est, après Paris et Londres, la ville la plus touristique d’Europe. Bon pour les finances de la ville, mauvais pour sa tranquillité. Les Berlinois pestent contre ces hordes de jeunes bruyants qui les réveillent au milieu de la nuit et pissent contre leurs murs. La valise à roulettes des touris est devenue le symbole de cette invasion. Son bruit sur le pavé des trottoirs arrache brutalement les dormeurs du sommeil. Les hostels, ces auberges pour petits budgets, ont poussé à chaque coin de rue. Et, pour remédier à la pénurie de logements et à la flambée des loyers, le Sénat vient de voter une loi qui interdit de louer un appartement meublé vacant à des touristes.

Les derniers vols easyJet du dimanche soir sont pleins de ces jeunes qui ont fait la fête tout le week-end et dorment la bouche ouverte sur le chemin du retour vers leurs villes bien sages. Les Berlinois poussent alors un soupir de soulagement. Alors, depuis quelque temps, je m’inquiète. J’ai peur que Berlin ne se laisse dompter par les normalisateurs, qu’elle ne devienne une capitale branchée comme tant d’autres, avec ses concept stores, ses townhouses, ses clubs vibrant toute la nuit… et privée de ses friches en plein cœur de la ville.

Capacité de résistance

Mais c’est compter sans la capacité de résistance des Berlinois. L’an dernier, ils ont opposé un nein tonitruant à la spéculation immobilière. Un référendum populaire a stoppé le projet d’aménagement du terrain du petit aéroport désaffecté de Tempelhof construit par Hitler dans les années 30. Plus grand que Central Park, le Tempelhofer Feld est aussi le plus vaste no man’s land dans un centre-ville en Europe. Une steppe à perte de vue. Un lieu magique.

Les Berlinois ne se sont pas fait prier longtemps pour s’approprier les lieux. Quand je vais jogger sur l’ancienne piste d’atterrissage, je croise quelques propriétaires de chiens, des couples enlacés dans les hautes herbes, un joueur de saxophone, des nudistes et des yogis, des familles turques et arabes qui viennent griller leur viande en plein air. Dans le potager communautaire qui s’est créé au bout de la piste, entre deux caissons de légumes, se trouve un fauteuil en bois. J’aime aller m’y asseoir pour observer le coucher du soleil. Et, chaque fois, je me dis, tout émue: oui, oui, c’est bien à cause de lieux pareils que j’aime cette ville. Moi aussi j’ai signé la pétition. Je ne veux pas d’un parc domestiqué avec ses massifs de fleurs, son lac artificiel et ses toilettes publiques.

J’aime ce vent d’anarchie qui, malgré tout, souffle encore ici. «Berlin, ce n’est pas l’Allemagne!» disent les étrangers. Berlin bouleverse les clichés de l’Allemagne cossue, ordonnée et ennuyeuse enracinés dans nos têtes. Elle est tout ce que l’Allemagne n’est pas: fantaisiste, un peu déglingué… pauvre, mais tellement sexy! La formulation de son ancien maire, Klaus Wowereit, lui va comme un gant. Non, Berlin ne perdra pas son âme si facilement.

A côté de toutes ces barbes de hipsters, ces blousons de cuir et ces tatouages, Berlin la branchée reste – et c’est un paradoxe qui la rend si touchante – une grosse ville de province. Il n’y a qu’à regarder la rue si mal fagotée. Les Berlinoises arpentent les trottoirs avec leurs grosses chaussures plates et leur sac à dos. Non, pas le petit sac à dos de cuir souple que l’on jette sur son épaule, ce chichi purement décoratif tout juste bon à accueillir un trousseau de clés et un tube de rouge à lèvres, mais un vrai sac de montagne plein à craquer. Berlin ressemble alors à un village haut perché des Alpes bernoises. Et, les jours de canicule, en été, les employés vont au bureau en short, chaussettes et sandales. J’ai déjà été reçue par une secrétaire de conseiller d’Etat en Birkenstock, pull flottant et leggins. Il suffit d’aller explorer Wedding et Spandau pour se rassurer: Berlin reste une ville prolétaire et normale. Un autre signe de cette décontraction un peu cavalière: à Berlin, on vous tutoie sans vous connaître. Je suis récemment allée prendre un café avec un vieux monsieur de 75 ans. La serveuse, 20 ans, souhaite prendre la commande: «Et toi, mon mignon, qu’est-ce que tu prends?»

Une douceur de vivre

Berlin est une slow city. Le temps ici passe moins vite qu’ailleurs. Quand on s’y promène en traînant le pas, on a du mal à croire qu’on se trouve dans la capitale nerveuse et sûre d’elle de la première puissance économique d’Europe. Berlin est infiniment plus décontracté que Paris. Jamais, ici, on n’est pris à la gorge par cette sensation d’étouffement; jamais on ne s’y sent à l’étroit; jamais cet épuisement en fin de journée après tant de bruit, de circulation, de densité humaine, de stress, de mauvaise humeur, de manque d’espaces verts, de pollution. A Berlin, je récupère mes forces. Pour moi, cette quiétude se mesure à la largeur de ses trottoirs: à Paris, le trottoir est un étroit goulot. On s’y bouscule, on trébuche sur les talons de celui qui marche devant soi. A Berlin, les trottoirs sont larges et vides. On peut y déambuler à son rythme, traînasser, y pousser de front deux voitures d’enfant.

«Contrairement à New York, que j’aime profondément mais qui vous épuise en permanence, Berlin vous laisse en paix et vous donne de l’énergie», dit le réalisateur Wim Wenders, qui vit dans la Torstrasse, la grande artère du quartier de Mitte. Moi aussi, c’est la douceur de vivre qui me retient ici. Dans quelle capitale au monde peut-on circuler à vélo sans entreprendre une expédition suicidaire? Et trouver sans trop de difficulté un endroit où garer sa voiture? Dans quelle métropole au monde peut-on faire griller ses petites saucisses sous les fenêtres du chef de l’Etat? Les soirs d’été, un épais nuage de fumée grasse flotte au-dessus du Tiergarten au pied de la chancellerie. Et se baigner dans un lac idyllique à dix minutes de chez soi? S’allonger tout nu sur la pelouse d’un parc? Je pense avec effroi à ceux qui s’aventureraient à retirer leur petite culotte dans un parc londonien. Ils seraient immédiatement embarqués pour attentat à la pudeur!

Chaque printemps, les journaux berlinois publient des suppléments: parcours à vélo, lacs, randonnées pédestres. Quelle liberté d’avoir la campagne à quelques coups de pédale de chez soi! Les Parisiens paient si cher leurs escapades bucoliques. Deux heures d’embouteillages sur le périphérique au retour le dimanche soir tandis que défilent les barres d’immeubles des banlieues interminables. Berlin se donne un mal de chien pour devenir une métropole. Métropole… les Berlinois prononcent ce mot avec déférence. Ils louchent en permanence vers New York et Paris. Ils s’en donnent, du mal, pour se débarrasser de leur petit complexe d’infériorité. Pas une semaine ne passe sans qu’ils fanfaronnent: nous nous sommes construit la plus grande gare d’Europe! Et bientôt le plus grand aéroport! Unter den Linden n’a pas besoin d’avoir honte face aux Champs-Elysées! J’ai parfois l’impression que cette ville ne se rend pas bien compte de ses attraits.


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