Critique. Les écrivaines genevoises Anne Brécart et Mélanie Chappuis livrent «La femme provisoire» et «L’empreinte amoureuse». Deux beaux récits qui plongent dans le passé sentimental de héros qui ont besoin de s’en libérer.
Bruno a 40 ans et un cancer. Plutôt que de se soigner, il entreprend de se remémorer les femmes aimées en se demandant quel souvenir il leur a laissé. Il plonge dans sa mémoire, se remémorant son enfance, puis sa jeunesse ballottée de Lagos en Argentine et de Berne à New York au gré des affectations de son père, diplomate suisse, pour finir par s’interroger sur sa relation actuelle avec Marion, qu’il aime plus que toutes les autres mais est tenté de quitter tout de même. Et puis il reprend contact avec certaines, les rencontre au café et leur demande de but en blanc ce qu’il a été pour elles. Sur un pitch attractif – qui n’a pas rêvé de faire le tour de ses ex pour savoir le souvenir laissé? –, Mélanie Chappuis réussit pour son quatrième roman un autoportrait indirect mélancolique, lucide et hardi qui pose la question de l’enracinement affectif lorsqu’on se sent appartenir à nulle part. Et lève le voile sur les effets à retardement des liaisons affectives passées que l’on pense éteintes mais qui se rappellent à votre bon souvenir, parfois, dans les rêves, les larmes ou la vraie vie.
Valentin, le retour
C’est ce qui arrive à la narratrice de La femme provisoire d’Anne Brécart, qui voit un jour débarquer chez elle, à Genève, un jeune homme qu’elle ne reconnaît pas et qui la tutoie, Valentin. Elle ne l’a pas revu depuis trente ans, depuis le jour où elle a quitté son père, Javier, et le bébé d’un an que Valentin était. C’était à Berlin, elle était une jeune traductrice avec une bourse d’Etat sortant d’un avortement, il venait de se faire quitter par la mère de Valentin. Pendant un an, elle sera une mère provisoire, seule avec lui dans un grand appartement rempli de fantômes et de tendresse. L’irruption de Valentin, surgi d’un passé qu’elle pensait anodin et oublié, l’oblige à une remise en question tenace, sinueuse. Javier et Valentin l’ont façonnée, voire sauvée: trente ans après, enfin, cette vérité intime éclate. Tout comme éclate la vérité intime de Bruno chez Mélanie Chappuis: il n’est pas programmé pour rester, prendre racine, mais Marion peut le guérir. Pour autant qu’il accepte de se battre contre son cancer.
L’art de partir
Si l’une, Anne Brécart, met sa plume habitée, fluide et fine au service du travail de mémoire et du va-et-vient entre l’humus opaque sur lequel le présent se dandine allégrement, l’autre, Mélanie Chappuis, malgré une écriture parfois condescendante et narcissique ou des formules efficaces mais faciles – «Les femmes sont dures parce que les hommes restent des enfants. Ça agace les femmes lorsqu’elles deviennent mères.» –, excelle dans la description de l’art du départ, fuite ou au revoir organisé. Il est plus facile de quitter que d’être quitté, son double Bruno en a conscience, lui qui, avec sa sœur, savait si bien avoir les yeux brillants sur les quais de gare ou les tarmacs, au moment des adieux aux camarades éplorés, avant de laisser exploser, une fois seul, sa joie de partir pour New York où l’attendait la suite de ses aventures. Partir, rester, revenir? Vivre, si possible.
Les auteures seront toutes deux au Salon du livre de Genève (du 29 avril au 3 mai).