David Brun-Lambert
Rencontre. Infatigable artisan musical, amoureux notoire des mots, le Bernois Eicher présente à Cully un spectacle qui le montre, seul en scène, parcourir son répertoire accompagné d’automates.
«Tout ceci est troublant par sa dimension.» Chemise immaculée et gilet sombre cintré, moustache finement taillée et gestes mesurés, Stephan Eicher commente le panorama spectaculaire qu’il contemple depuis une terrasse d’hôtel de Lavaux. Le ciel bleu «gueulard», le lac figé «pareil à du plomb», les nuages «qui foncent comme une armée», la cime des Alpes «semblables à toute montagne suisse, sinon, en leur centre, cette végétation qu’on dirait tropicale». La langue du musicien est claire, fluide, autoritaire. Par elle, l’auteur du récent L’envolée dit sa trajectoire particulière qui, de rejeton d’une «famille de voleurs de poules», l’a vu s’accomplir en artiste intrépide pour qui «harmoniser» demeure le «vrai métier».
Plus à l’est, passé la suite de vignobles qui plongent jusqu’au Léman, dort Montreux où, l’été dernier, le musicien donnait un concert tonitruant. Le mot est juste pour qui se souvient du final de cette «carte blanche» offerte par le Jazz Festival. Guitare en main, Eicher s’était lancé dans une balade bordélique des rangs bondés du Stravinski Hall à ses gradins combles, déroulant ensuite son équipée au hasard des étages du Centre des congrès. «La création, c’est avant tout cela, s’amuse-t-il: une excitation totale, une panique presque! Après, seulement, on ordonne ce chaos, comme le feraient des parents rangeant la chambre de leurs enfants.»
«Le style se perd»
Alors qu’on pensait Eicher prêt à se raconter de ce ton délivré qu’il affiche, une musique lounge, tristement vide nous parvient depuis le hall de l’hôtel. L’artiste s’efforce de l’ignorer. Mais pas moyen. «Je trouve que le style se perd, juge-t-il, un peu agacé, c’est à cela que je constate que je vieillis.» A l’été, l’auteur de Déjeuner en paix fêtera ses 55 ans. Dont trois décennies d’une carrière tant souveraine qu’atypique. «Je me définis comme quelqu’un qui a eu de la chance qu’on le laisse devenir artiste», résume-t-il, passant sur des épisodes mémorables qui, chez d’autres, auraient valeur de pedigree: rencontres avec Moondog, Ali Farka Touré ou avec le photographe américain Irving Penn. Amitiés intenses vécues avec les écrivains Philippe Djian et Martin Suter. Enfin treize albums studio en solo, pour beaucoup composés en nomade au creux de palaces vieillissants. «Ma musique prend un peu de temps à être élaborée, concède l’élégant. Dans les hôtels, le temps a une autre valeur, il se ralentit. Ça m’a longtemps inspiré. Pourtant, j’ai à chaque fois l’impression qu’on va me prier de dégager, mais gentiment.»
Depuis sept ans et son installation avec femme et enfant en Camargue, le Bernois n’écrit plus que dans son «bureau-atelier». La pièce se découvre dans une vidéo diffusée sur son site web. Des murs lourds en pierre taillée, des rangés interminables de livres – «tous lus», précise-t-il –, des instruments épars et un bordel indescriptible dont on se garde de deviner la nature. «Chez moi, c’est ma femme qui décide où on vit. Un jour, elle en a eu marre des cumulus de la Belgique et a demandé à déménager dans le sud de la France. Comme mon amie l’artiste Sophie Calle passe ses étés dans un village de la petite Camargue, j’ai demandé: «Est-ce que ce sud-là est aussi le Sud?» Notre maison est un lieu où beaucoup de gens passent: musiciens ou amis. L’environnement y est violent: le vent, la lumière, les bêtes, la chaleur, l’humidité. Mais j’aime cette brutalité. Elle me stimule.»
La Camargue, alors. C’est ici qu’Eicher a élaboré Die Automaten, le spectacle singulier, à la manière d’un cabinet des curiosités, qu’il présente le 16 avril dans le cadre du Cully Jazz. Un homme. Un répertoire élaboré en collaboration avec la paire Djian-Suter. Et tout un arsenal de roues dentées, de pistons ou d’engrenages pilotés par des systèmes hydrauliques et électroniques complexes. Enfin, une part de hasard qui fait le sel d’un projet où chacun, musicien et machines, tâche de l’emporter. «J’aime l’idée de prendre la fausse piste, s’amuse-t-il, d’explorer une possibilité.»
Capter le battement des cœurs
Essayer, puis échouer, n’est pas un motif d’inquiétude chez Eicher. A l’entendre, depuis ses premiers pas avec Grauzone, duo monté par son frère Martin au début des années 80, le risque a toujours été pour lui un élément constant avec lequel il s’agit de jouer, plutôt que de soigneusement s’appliquer à l’éviter. Rouages ou claviers, organes de transmission ou laptop: aucune différence quand être sur scène signifie avant tout «perdre d’une manière ou d’une autre le contrôle», comme il aime à le dire.
«J’ai commencé ma carrière en faisant de la musique avec des machines. J’aimais ces sons d’usine pour leur mélancolie. Puis tout le monde s’y est mis, cette fois pour reproduire des sonorités réelles. Là, j’ai laissé tomber, car c’était l’opposé de ma démarche: prendre le temps de trouver la bonne sonorité qui restitue une humeur ou l’esprit d’un lieu. Capter le battement du cœur des gens, faire qu’à la fin d’une chanson eux et moi partagions le même pouls: c’est ce que je recherche toujours.»
Le lac a pris des teintes foncées inquiétantes. Des nuages menacent, maintenant. La cime des Alpes s’est nappée d’ombres denses et un vent moite gifle comme pour nous prier de partir. La musique lounge, elle, n’a pas cessé. Eicher s’en amuse à présent, évoquant cette fois où le propriétaire d’un hôtel lui avait proposé un DJ set. «J’ai livré un CD composé de silences. Ils l’ont diffusé.» A nous de marquer un temps, cette fois, et Stephan d’expliquer un hobby devenu une manie: «Depuis longtemps, j’enregistre des silences. J’ai de très jolies choses si ça vous intéresse: plusieurs pyramides, des déserts, une éclipse, des églises. Je les utilise entre les chansons de mes albums. Si vous tendez l’oreille, vous entendrez des éléments minuscules qui définissent chacun des lieux où ils ont été capturés. Alors, oui, je m’occupe!»