Tendance. Le fantastique «En eaux profondes» de l’Américaine Elisabeth Elo s’ajoute à une longue liste de titres mêlant le thriller aux questions écologiques. L’éco-polar est en passe de devenir un genre en soi.
D’abord, il y a le livre. En eaux profondes, publié aux Editions Belfond. Un polar puissant, mené d’une main de maître par l’Américaine Elisabeth Elo. Pour son premier roman, cette essayiste originaire de Boston a choisi d’embarquer le lecteur dans une virée en haute mer des plus menaçantes, entre nuit noire et brouillard persistant.
Pirio Kasparov, la narratrice, y a perdu son meilleur ami. Ce soir-là, elle l’accompagnait pour une séance de pêche nocturne au large de l’Atlantique Nord, lorsqu’une mystérieuse collision fracassa leur embarcation.
Abandonnée au froid et à la violence des courants pendant près de quatre heures, la jeune femme est finalement secourue saine et sauve, bien qu’en état d’hypothermie intense. Le corps de son ami, vraisemblablement emporté dans les tréfonds de l’océan.
C’est en partant de cette scène suffocante à l’extrême qu’Elisabeth Elo a bâti toute son intrigue. Celle d’un acte délibéré dissimulé derrière cet apparent accident maritime. Mais qui aurait eu intérêt à engloutir ce simple bateau de pêche? Et surtout, pour quelles obscures raisons?
Accompagnant son intrépide et caustique narratrice, Elisabeth Elo va alors plonger le lecteur dans des territoires sous-marins aussi inconnus que terrifiants, entre massacres d’espèces menacées et autres trafics nauséeux.
Scandales et terrorisme
Difficile d’en dire plus ici sans dévoiler le cœur du livre. Et là n’est pas seulement le sujet. Certes, il y a d’abord le livre, mais aussi la tendance qu’il illustre. Plus qu’un implacable thriller, En eaux profondes apparaît dès lors des plus emblématiques de cette nouvelle vogue qui se dessine, doucement mais sûrement, au rayon nouveautés: à savoir, le polar écolo.
Depuis une dizaine d’années, on voit en effet se succéder, dans les librairies, des ouvrages mêlant le genre du policier avec des thématiques propres à l’écologie. S’il est quasiment impossible de chiffrer l’ampleur du phénomène, en raison du fait qu’il n’est pas encore répertorié en tant que tel, on ne peut que constater que de plus en plus de titres se font l’écho de ces préoccupations en lien avec la sauvegarde de l’environnement.
Tour à tour, les auteurs s’emparent des sujets qui leur semblent les plus pertinents en la matière, qu’il s’agisse des dangers des pesticides (La ligne des rats de Sylvain Forge, 2009), de la déforestation de l’Amazonie (Le zoo de Mengele de Gert Nygardshaug, 2014, ou encore Mort sur la forêt de Patric Nottret, 2007), en passant par le recel des ressources naturelles d’Afrique par les grandes multinationales (Vostock de Jean-Hugues Oppel, 2013) ou encore les magouilles de l’industrie alimentaire (Queue de poisson de Carl Hiaasen, 2008).
Sans oublier également, a contrario, les dérives de l’écologie radicale et autres récupérations comme dans Le parfum d’Adam de Jean-Christophe Rufin (2007) ou encore Etat d’urgence de Michael Crichton (2007).
L’influence du «Nature writing»
Pour Caroline Ast, éditrice chez Belfond, l’empreinte écologique dans le champ du polar n’a rien d’étonnant: «Le genre a toujours su surfer sur les sujets brûlants et s’inspire très souvent de l’actualité. En ce sens, l’écologie est de plus en plus au centre des débats actuels, il n’est donc pas surprenant de voir les auteurs réagir et s’en inspirer.»
Même son de cloche du côté des Editions Gallmeister: «Le polar a toujours été une littérature en prise sur la réalité sociale, nous répond son fondateur, Olivier Gallmeister. En ce sens, les désordres écologiques que nous subissons en ce moment constituent une réalité sur laquelle le polar peut légitimement s’exprimer, mais il en est de même du terrorisme, du renforcement des inégalités sociales, de la violence urbaine, etc.
Les désordres écologiques sont une triste réalité parmi d’autres.» Un argument qui revient d’ailleurs sans détours dans la bouche d’Elisabeth Elo: «Le devoir des auteurs est de relayer ce qui se passe aujourd’hui et ne plus se reposer sur les simples vieilles histoires de meurtres et de triangles amoureux.»
Olivier Gallmeister rappelle d’ailleurs que le premier livre de leur catalogue, lancé en 2006, n’était autre que Le gang de la clef à molette d’Edward Abbey: «Sans conteste le premier livre que l’on pourrait qualifier de polar écologique, puisqu’il raconte les aventures de quatre insoumis révoltés par les désordres que le progrès fait subir aux grands espaces de l’Ouest américain, et qui décident de se révolter contre la machine industrielle.»
Le polar écolo aurait-il alors des airs de famille avec le nature writing, dans lequel s’est spécialisée sa maison? «Le nature writing que nous défendons est une littérature qui fait de la nature un sujet littéraire, soit qu’elle la place au cœur de sa réflexion, soit qu’elle en fasse un personnage à part entière, répond l’éditeur.
On peut donc, à mon sens, rapprocher les préoccupations environnementales de certains auteurs de polars de cette sensibilité.» Et de souligner encore qu’il est «ici question de sensibilité et que nous ne choisissons pas nos livres en fonction des idées qu’ils défendent».
Le roman policier n’est pas le seul genre littéraire à s’être emparé des thématiques liées à l’écologie. D’autres auteurs ont utilisé leur plume pour éveiller les consciences à ces problématiques. Ainsi du dernier ouvrage d’Alice Ferney, Le règne du vivant (2014) sur le pillage des fonds marins, ou encore Naissance d’un pont de Maylis Kerangal (Prix Médicis 2010), qui pose un regard décalé sur la bien-pensance écologique.
Force est de constater cependant que le polar est de loin le genre qui s’est le plus investi dans ces territoires nouveaux. Caroline Ast se l’explique aisément: «Les défenseurs de l’écologie ont soulevé nombre de scandales alimentaires ou environnementaux. Là où il y a scandale, il y a souvent malversations financières et intimidations.
Et donc un vivier d’intrigues inépuisable pour un auteur de polar. C’est le cas d’Elisabeth Elo qui, choquée par l’existence des «safaris maritimes», en a tiré l’intrigue d’En eaux profondes.» Olivier Gallmeister rappelle quant à lui que le «polar est historiquement une littérature de la contestation. Il est donc le mieux à même de mettre en cause les dérives de notre société industrielle destructrice de l’environnement.»
L’homme se refuse cependant à qualifier le polar écologique de «genre en soi», de même que l’éditrice de Belfond: «Notre attention va toujours d’abord au texte. Par conséquent, un polar qui puise son inspiration dans la veine écologique, s’il est bon, trouvera naturellement sa place dans notre catalogue.
De là à créer une appellation particulière, il y a un pas que nous n’avons pas encore franchi.» Jusqu’à quand ?
5 Polars écolos à lire d’urgence
«Le gang de la clef à molette».
De Edward Abbey. Ed. Gallmeister.
Considéré comme le premier polar écolo et véritable phénomène vendu à 2 millions d’exemplaires depuis sa parution originale au milieu des années 70, ce polar US suit l’épopée de quatre insoumis décidés à se battre contre l’industrialisation de leurs terres, armés de leurs seules… clés à molette!
«Mort sur la forêt».
De Patric Nottret. Ed. Robert Laffont.
Un roman policier qui met en scène deux détectives du Département français de l’environnement envoyés enquêter au Brésil sur d’étranges événements. Au cœur de ce polar éco-politico-écolo, la déforestation de l’Amazonie, menacée par la production accrue de hamburgers.
«Le parfum d’Adam».
De Jean-Christophe Rufin. Ed. Flammarion.
Premier exercice du genre pour le romancier, l’opus débute avec une banale action commando pour libérer des animaux de laboratoire et se termine au cœur d’un magistral complot meurtrier sous prétexte de sauver la planète. Une mise en garde contre la radicalisation de la pensée écologique.
«Tijuana Straits».
De Kem Nunn. Ed. 10/18.
Elu meilleur polar 2011 par le magazine Lire, Tijuana Straits emmène le lecteur à la frontière entre la Californie et le Mexique. Ou la rencontre insolite entre un ancien champion de surf, ex-taulard, et une activiste écolo recherchée par des tueurs à gages. Le tout sur fond de pollution des eaux.
«Le crépuscule de Niobé».
De Gert Nygardshaug. Ed. J’ai lu.
Suite du célèbre Zoo de Mengele, Le crépuscule de Niobé interroge le passé trouble d’un délinquant singulier, à mi-chemin entre l’activiste idéaliste et le dangereux terroriste. Une intrigue qui prend place au cœur de la forêt amazonienne et se révèle très critique envers les excès de l’écologie radicale.