Hommage. L’écrivaine suisse, romancière, journaliste et cinéaste, a été enterrée mardi à Lausanne. Traduite en allemand, en italien et bientôt en anglais, son œuvre a tout pour passer à la postérité. C’est à une fondation nouvellement créée de s’en assurer.
Sur la scène de la salle Paderewski du Casino de Montbenon à Lausanne, dans le bâtiment de la Cinémathèque suisse qu’Anne Cuneo aimait tant, un cercueil recouvert de fleurs, un piano pour que son ami Léon Francioli joue quelques dernières notes pour sa sortie de piste et la chaise de réalisatrice de cinéma marquée à son nom reçue en 1994 avec le Grand Prix de la Fondation vaudoise pour la culture.
Les images d’elle se succèdent, dans les discours comme dans les extraits de films la montrant à Zurich, à Genève ou en Italie, radieuse, passionnée, exigeante. Deux morceaux de musique souhaités par elle: Any Road du Beatle Georges Harrison et le Concerto pour violon no 1 de Bach.
Le réalisateur Alain Botarelli, le metteur en scène Michel Toman, le comédien Jacques Roman, le journaliste Jacques Poget, les éditeurs Bernard Campiche ou Bertil Galland, les écrivains Sylviane Dupuis, Sylviane Roche, Janine Massard, Quentin Mouron ou Daniel Maggetti, son frère Roger Cuneo, sa fille et sa petite-fille, c’est toute une communauté du théâtre, du cinéma, du journalisme et de la littérature qui pleure la femme, la mère, la sœur, l’amie, l’artiste et la raconteuse d’histoires hors pair qu’elle était, auteure d’une œuvre forte d’une trentaine de livres dont plusieurs best-sellers (Zaïda, Station Victoria, Le trajet d’une rivière), de pièces de théâtre, de trois films documentaires, des milliers de reportages et chroniques parus dans les médias.
Promouvoir son œuvre
Son héritage, qu’il soit artistique et littéraire ou humain, est immense. Mais saura-t‑il traverser le temps? Si sa fille unique Eva Rittmeyer, graphiste à Genève, née en 1968, est désormais propriétaire de ses droits d’auteur et documents, Anne Cuneo (qui avait récupéré ses droits de Bernard Campiche) en a confié par testament la gestion et la mise en valeur à une fondation.
Gérée par Marco Mona, avocat à Zurich et mari de Tiziana Mona, journaliste à la télévision suisse italienne; amie d’Anne de trente ans, elle aura pour mission de promouvoir son œuvre et de gérer son patrimoine artistique.
Font partie de cette fondation, selon les souhaits de l’écrivaine, son neveu François Cuneo et son petit-neveu Félix, Marco Mona et son fils, ainsi que Daniel Maggetti, directeur de Centre de recherches sur les lettres romandes.
A elle de s’occuper des rééditions de ses livres, des inédits, d’éventuelles œuvres complètes, d’adaptations ou de traductions. En langue allemande, après une dizaine de traductions chez Limmat Verlag (dont Le maître de Garamond, Le trajet d’une rivière ou son autobiographie), c’est le Zurichois Ricco Bilger qui traduit ses livres depuis Zaïda en 2009.
«Il est difficile de faire des paris sur la pérennité d’une œuvre, reconnaît-il. Qui connaît encore toute l’œuvre du Prix Nobel Boris Pasternak? Mais tout le monde connaît Le docteur Jivago. Idem pour Margaret Mitchell, dont on ne se souvient que d’Autant en emporte le vent. A mes yeux, Zaïda est le Docteur Jivago d’Anne.
Ce livre, qui s’est vendu à plus de 15 000 exemplaires en allemand, contient tout ce dont un bon roman a besoin pour survivre aux modes. Mais j’ai des craintes quand je vois à quel point le décès d’Anne a été maigrement couvert dans les médias alémaniques, ou dans l’espace francophone hors Suisse romande.
Qui connaît Zaïda ou un autre de ses romans à Paris, au Québec? Il faut convaincre la presse de parler de ses livres, les libraires de les porter, trouver l’argent pour faire de la publicité, la diffuser, la lire dans les classes, faire travailler les chercheurs universitaires sur son œuvre, expliquer au monde du cinéma que Zaïda ferait un film fabuleux.
Désormais, au panthéon des icônes de la littérature romande comme Cendrars, Bouvier, Corinna Bille, Ella Maillart ou Ramuz, il faut ajouter, et sans tergiverser, le nom d’Anne Cuneo.»
Traductions
Son dernier roman va d’ailleurs sortir cette année en italien chez Armando Dadò, au Tessin. Lacunes de la mémoire en allemand chez Bilger Verlag à fin mars, et Gatti’s Variétés en 2016, tout comme Zaïda, en poche. Et surtout, tant attendue par Anne, la traduction anglaise du Trajet d’une rivière, qu’elle corrigeait encore sur son lit d’hôpital cet hiver, à paraître en avril chez And Other Stories Publishing House.
Quant à ses archives, une négociation avec la Bibliothèque nationale à Berne ayant échoué il y a quelques années, à la Fondation Anne Cuneo de se déterminer pour leur trouver le meilleur asile possible.
«D’un point de vue humain, elle laisse en exemple cette curiosité inlassable, cette ouverture aux gens, cette envie d’apprendre, cet entêtement, et puis ce culot immense d’aller voir, et d’essayer, encore et encore, estime son frère Roger Cuneo, chanteur et comédien.
Je pense qu’elle voulait être reconnue pour rendre hommage à notre père, qui est mort lorsqu’elle avait 11 ans. Ils s’adoraient. Il lui a donné l’envie de se battre et de réussir. Dire qu’elle est partie de rien, comme une orpheline pauvre, et qu’elle part en nous laissant cette œuvre et cette vie incroyable!»
Dans cette salle Paderewski remplie d’amis et de familiers, George Harrison chante «And if you don’t know where you’re going / Any road will take you there», «Si tu ne sais pas où tu vas, toutes les routes t’y mèneront.» C’est à l’endroit où la Venoge se jette dans le Léman qu’Anne Cuneo a demandé que ses cendres soient répandues. Comme cela, a-t-elle précisé, il y en aura au moins une partie dans la mer Méditerranée.
Cinq livres pour découvrir Anne Cuneo
Mortelle maladie
Paru en 1969, le récit poignant et dérangeant d’une grossesse non désirée qui se termine par un bébé mort-né et une grave crise existentielle. Onirique, psychanalytique, il est la quintessence de la veine autobiographique d’Anne Cuneo, dont le pendant sera, en 1979, Une cuillerée de bleu, qui raconte son combat contre un premier cancer.
Portrait de l’auteur en femme ordinaire
Ecrit par l’auteure en 1980 alors qu’elle pense mourir sans que sa fille ne connaisse sa vie, ce récit raconte l’Italie, ses parents, la guerre, l’orphelinat. Une vie exemplaire, un cri d’amour à Lausanne, un cahier photo émouvant. Pour connaître Anne Cuneo, une étape obligée.
Ame de bronze
Le premier des quatre polars d’Anne Cuneo mettant en scène l’enquêtrice Marie Machiavelli dans les rues de Lausanne. Le plus dur aussi, mais qui rappelle que l’auteure est une virtuose du documentaire et une parfaite chroniqueuse des coulisses d’une société désabusée et injuste.
Zaïda
Vaste saga couvrant la vie de cinq générations, c’est le livre le plus romanesque d’Anne Cuneo. Inspiré de la vie de sa grand-tante Zaïda, disparue centenaire lorsqu’elle était adolescente, il raconte la vie d’une véritable Scarlett O’Hara en blouse blanche, jeune fille du monde puis médecin à la fin du XIXe siècle avant de devenir psychanalyste et arrière-grand-mère gâteau.
Un monde de mots
Personnage incroyable que ce John Florio, héros du livre: né en Angleterre d’un père italien, ado dans les Grisons, traducteur des Essais de Montaigne, mentor de Shakespeare, il a façonné la culture européenne de son temps.
Le plus inspirant de ses romans dédiés
à la Renaissance.
Édition spéciale numérique
Pour rendre hommage à la grande dame des lettres romandes, L’Hebdo a publié le 12 février une édition spéciale numérique sur www.hebdo.ch.
Portrait de l’auteure en femme extraordinaire
L’hommage d’Isabelle Falconnier.
Anne Cuneo, fille de Lydia et d’Alberto, écrivain et journaliste
Volet de la série Filiations que lui avait consacré Anna Lietti en 2002.
L’adieu de Ricco Bilger, son éditeur zurichois
D’une première rencontre à Zurich aux dernières visites à Lausanne, Ricco Bilger revient avec émotion sur les moments vécus aux côtés d’Anne Cuneo.
Des mots sur les mots d’Anne Cuneo
Les réactions de Daniel Maggetti, directeur du Centre de recherches sur les lettres romandes, Michel Toman, metteur en scène, Quentin Mouron, écrivain,
Isabelle Hausser Duclos, écrivaine et femme de l’ancien ambassadeur de France en Suisse, Romaine Jean, journaliste et productrice à la RTS, Georges-Henri Dépraz, de l’ABCE, Sylviane Roche, écrivaine, Jacques Poget, ancien rédacteur en chef de 24 Heures.
Qu’est-ce qu’être écrivain?
Un texte écrit par Anne Cuneo pour le projet Parrains & Poulains du Salon du livre de Genève 2013.
Quand Bertil Galland raconte Anne Cuneo
L’éditeur et journaliste suisse a publié les premiers livres de l’écrivaine.
Dialogue avec Quentin Mouron
Entretien croisé entre Anne Cuneo et Quentin Mouron à l’occasion du projet Parrains & Poulains 2013.
Carlo Gatti, marche à Londres avec Anne Cuneo
Reportage dans la capitale britannique sur les traces du Tessinois Carlo Gatti, héros de son dernier livre, Gatti’s variétés.
Six livres pour découvrir Anne Cuneo
Dans l’importante bibliographie d’Anne Cuneo, Isabelle Falconnier a sélectionné six ouvrages pour vous.