Décodage. Alors que l’adaptation de «Cinquante nuances de Grey» est sur le point de sortir en salle, une autre «fanfiction» secoue le monde de l’édition: «After», de l’Américaine Anna Todd. Enquête sur un nouveau mode de création et de diffusion.
Certaines coïncidences n’en sont pas. Ainsi de la conjoncture, en ce début d’année, de deux phénomènes culturels majeurs – si ce n’est en génie, du moins en chiffres explosifs.
La sortie sur les écrans de l’adaptation de Cinquante nuances de Grey d’E. L. James, soit cette romance érotique estampillée «porno pour mamans» qui a mis le monde du livre sens dessus dessous avec ses 100 millions d’exemplaires écoulés (dont quasi quatre en France), et la sortie de la saga After d’Anna Todd, déjà vendue à plus de 20 millions d’exemplaires dans sa version originale. Ressemblance troublante: toutes deux ont été écrites par de pures anonymes repérées sur des plates-formes de fanfiction.
Encore peu connus du public francophone, ces sites d’autoédition spécialisés (www.fanfiction.net, archiveofourown.org, wattpad, etc.) proposent aux fans de se rassembler et de poster leurs propres récits inspirés de leur univers commun – qu’il s’agisse d’une série télévisée, d’un manga, d’un boys band ou encore d’un jeu vidéo. Ainsi, Cinquante nuances a été découvert sur un fandom de Twilight et After sous la bannière du groupe One Direction.
Ces succès ne sont que la pointe émergente de l’iceberg, tant cette activité souterraine se révèle massive: le site fanfiction.net regroupe à lui seul plus de 2,2 millions d’utilisateurs. Les best-sellers Anna Todd et E. L. James faisaient donc partie de ces millions d’anonymes tapant frénétiquement sur leur clavier, à la nuit venue ou aux heures creuses de la journée, de nouvelles aventures à leurs personnages préférés.
«En réalité, la fanfiction naît d’un paradoxe entre la fascination du fan pour l’œuvre et sa frustration de ne pas la voir emprunter les chemins qu’il désire», explique la sociologue Mélanie Bourdaa. Son homologue américain Henry Jenkins poursuit: «Ces textes remplissent les brèches, donnent corps à des éléments du récit considérés comme sous-exploités par les fans. Cela va de l’amplification du rôle des femmes à l’invention d’amours homosexuelles.» Cette catégorie porte d’ailleurs un nom: la slash fiction.
Addiction
Les auteurs de fanfiction seraient-ils donc tous des frustrés? Pour la cinéaste Emmanuelle Wielezynski-Debats, qui a réalisé le web-docu Citizen Fan, il s’agit surtout d’un phénomène lié au manque: «La fanfiction, c’est d’abord une réponse personnelle et intime à une addiction. Le fan est cette personne qui ressent un amour un peu trop grand et peut se retrouver en état de stress. Et, lorsqu’on est accro à un imaginaire, on attrape toutes les possibilités pour le prolonger.»
Ce travail d’écriture et de réappropriation n’est pas nouveau. Henry Jenkins rappelle qu’à la fin du XIXe siècle des fanfictions d’Alice au pays des merveilles et de Sherlock Holmes ont été publiées. «La pratique a explosé avec l’arrivée de l’internet et d’œuvres capables de susciter pareil engouement», pose Sébastien François, sociologue des médias. Pour lui, le phénomène Harry Potter a véritablement joué un rôle. La saga de J. K. Rowling est d’ailleurs toujours l’univers le plus plébiscité par ces auteurs, concurrencé désormais de près par Twilight. Fortement en tête encore: le manga Naruto, la série Glee et Star Wars.
En Europe aussi
Venue des Etats-Unis, cette pratique arrive également chez nous. «Il y a deux ans, 5% de la fanfiction mondiale était en langue française et Harry Potter affichait déjà 35 000 fanfictions francophones», commente Emmanuelle Wielezynski-Debats.
Mais qui sont donc ces auteurs de l’ombre, habités tout entiers par un univers qui ne leur appartient pas? Sébastien François répond: «Il s’agit d’une population essentiellement féminine (plus de 90%) et relativement jeune: entre 11-12 ans et jusqu’à la trentaine.» La raison de ce plafond étant le degré d’investissement en temps que cela exige. «Il faut suivre le rythme imposé par le Net, répondre aux commentaires, procéder aux multiples mises à jour.» La fanfiction est en effet une pratique plus collective qu’individuelle, les textes étant sans cesse remaniés et améliorés sous les apports de la communauté.
Contrairement à ce que pourraient porter à croire les récents succès, ces auteurs 3.0 ne nourrissent pas de rêves cachés de publication. «Pour la très grande majorité, cela leur suffit de naviguer dans ce monde-là. Leur objectif premier est de créer du lien, explique le sociologue. La pratique de fan se vit rarement en solitaire.»
Bon Filon
Si les auteurs de fanfiction se disent indifférents aux paillettes de l’édition, celle-ci n’a pas manqué de flairer le bon filon. Ainsi, depuis le succès de Cinquante nuances de Grey, les éditeurs sont aux aguets. «Avec les fandoms, ils bénéficient d’un véritable galop d’essai, analyse Emmanuelle Wielezynski-Debats. Ils peuvent sans autre repérer les œuvres susceptibles de susciter un engouement…»
Les Editions Hugo & Cie, qui ont publié After mais aussi la saga Beautiful Bastard, admettent avoir en leur sein deux personnes chargées de surveiller ces sites. Pourtant, leur directeur général, Hugues de Saint-Vincent, réfute toute accusation de facilité, et non sans humour: «On a effectivement déjà des lecteurs, mais des lecteurs qui ont déjà lu. Donc ça va être plus difficile de leur vendre le livre, non?»
Cette terrible difficulté semble toutefois avoir été relevée sans trop de peine: Beautiful Bastard comptabilise 1 million de ventes, et After, publié à 180 000 exemplaires, vient d’être retiré à 30 000. Et ce un mois à peine après sa sortie… Pour l’éditeur, cela s’explique par le ton propre à cette littérature: «Ce sont des écritures très dialoguées. Nerveuses, bien feuilletonnées. Plus modernes, en somme.»
Que les auteurs ambitieux ne rêvent toutefois pas trop. Pour l’instant, les fanfictions publiées ont toutes d’abord été achetées dans le monde anglo-saxon, avant d’être traduites en français. Car un petit détail de poids vient jouer les grains de sable: «Le droit moral est beaucoup plus affirmé en France», explique Sébastien François. Et Hugues de Saint-Vincent de confirmer, ou plutôt de contourner le problème: «Il ne faut pas que le personnage initial soit reconnaissable ni utilisé dans la publicité: on n’a pas le droit. Mais on n’est pas obligé de garder les noms originaux… D’ailleurs, ces fanfictions ne sont souvent que des prétextes à des démarrages.»
N’empêche que, comme par hasard, l’information a circulé à chaque fois. Et que les fans du canon vont forcément se jeter sur cette nouvelle production. Plutôt malin. ■
«After». D’Anna Todd. Saisons 1 et 2 en librairie, les saisons 3 et 4 sortiront ce printemps. Ed. Hugo & Cie, 600 p.
«Cinquante nuances de Grey». De Sam Taylor-Johnson. Avec Jamie Dornan, Dakota Johnson. En salle le 11 février.