Rencontre. Dans «Haut val des loups», roman satirique teinté de mélancolie, Jérôme Meizoz dresse le portrait de la violence ordinaire en Valais.
Il décrit la chape de silence qui mine le canton. Un autre Valais est-il possible?
«Ne plus reconnaître le pays qu’on aime, ne plus le sentir vous animer, cela peut être très triste, parfois», regrette Jérôme Meizoz en parcourant les rues de Martigny. A l’origine de Haut val des loups, son nouveau roman, il y a un fait divers qui avait secoué le Valais en février 1991. L’agression du secrétaire valaisan du WWF, Pascal Ruedin, par trois hommes, dans son chalet de Vercorin. Les coupables n’ont, depuis, toujours pas été désignés. Pascal Ruedin, Jérôme Meizoz le connaissait bien. Ils faisaient partie de la même génération contestataire et antimilitariste (même si Meizoz ne s’est jamais rattaché directement au mouvement écologiste).
La «Corse suisse», comme certains surnomment le Valais, a depuis été secouée par d’autres affaires, de nature très diverse, mais dans lesquelles l’omerta semble à chaque fois jouer un rôle. Quelque chose se dessine là d’un Valais clanique et mafieux, un «Far West», comme l’écrit l’auteur. «Depuis 1991, le silence s’est installé, le drame est resté irrésolu et je ne l’ai pas accepté. L’actualité récente l’a fait revenir à mon esprit. Il fallait que j’écrive ce livre, comme une urgence. Mais cette histoire pourrait se dérouler ailleurs, dans les Alpes françaises ou italiennes, par exemple. C’est une fable. C’est pourquoi cela n’avait pas de sens de citer les noms des personnes concernées.»
Faire revivre le passé
Jérôme Meizoz rejoint une thématique qui lui est chère: ramener à la lumière le passé évanoui. On l’a vu dans ses précédents livres, notamment Séismes, bien accueilli par la presse française. Ou dans Temps mort, préfacé par Annie Ernaux. Avec finesse, il continue de faire dialoguer la grande histoire, en l’occurrence celle d’un canton et d’une génération éprise d’idéaux, avec des destins individuels. Ne vous attendez pas à un pamphlet: Haut val des loups n’est pas un roman à charge. Son écriture est proche de la prose poétique. Evocatrice, elle tend à l’universel. C’est le portrait d’une communauté. On y reconnaîtra notamment la figure de Maurice Chappaz, à la fois noble et sauvage, pourfendeur des promoteurs sans vergogne. Et toujours de l’humour, de l’autodérision, notamment dans ces incises entre parenthèses, où l’auteur regarde celui qu’il a été, et se fustige (parfois avec un paternalisme un peu condescendant). «Je ne renonce pas aux idéaux que nous avions, dans notre petit groupe informel et libertaire, mais c’était très boy-scout. Je suis surpris aujourd’hui de la naïveté avec laquelle nous le faisions.»
Jérôme Meizoz a mis Pascal Ruedin au courant de la publication de son roman. Mais ce dernier préfère ne pas revenir sur le passé. Si l’écrivain prend la plume malgré tout, c’est pour rappeler, en toute modestie, que «la vérité est un rapport de force», et que le silence et les agresseurs ne doivent pas gagner. «Ils sont peut-être là, dans la même rue que nous, en ce moment. Cette impunité, c’est une victoire qu’on leur a concédée.» Que peut la littérature, là où la justice a échoué? «On n’est plus à l’époque de Sartre et je ne me fais pas d’illusions. Un livre est une bouteille à la mer, un cri dans le désert. Mais, souvent, il s’impose comme nécessaire.»
Jérôme Meizoz vit aujourd’hui à Lausanne, où il enseigne la sociologie de la littérature à l’université. Mais il est resté attaché au Valais, puisqu’il revient chaque fin de semaine y faire des randonnées et rendre visite à sa famille à Vernayaz. «J’ai pensé vivre en Valais; pendant deux ans, je m’y suis réinstallé. Mais le climat politique est trop douloureux pour moi, j’ai fini par renoncer.» Ces Valaisans du dehors n’ont-ils pas leur responsabilité dans ce climat général pesant? C’est possible, concède l’auteur. Son livre est une réponse.
Une Ethnologie poétique
Dans la famille Meizoz, on a déjà fait l’expérience de la minorité. Dans un canton conservateur, le grand-père et le père de l’écrivain ont été députés socialistes à Sion. Paul Meizoz, le grand-père, a même été le premier président socialiste d’une commune valaisanne. Jérôme Meizoz a suivi un temps leur trace, en occupant la même fonction. Mais il a vite préféré une approche plus indirecte que la politique. «J’observe, comme un ethnologue. J’interroge beaucoup les gens, pour savoir comment chacun se raconte le monde. Cela me fascine. Mes livres se voudraient une ethnologie formulée sur le mode poétique.»
Comment la violence est-elle devenue possible? Comment le terrain a-t-il été préparé? L’auteur cite des exemples historiques: Le «refuge brun», les cas de fascistes italiens en fuite, exilés en Valais. Ou Jean-Marie Le Pen accueilli à bras ouverts pour une conférence par le Renouveau rhodanien, mouvement intégriste catholique, en 1984.
La nostalgie de la terre
Le Valais, il a appris à le voir à distance. Depuis Paris, où il a étudié. A l’Ecole des hautes études en sciences sociales, le sociologue français Pierre Bourdieu a accompagné son travail de doctorat, L’âge du roman parlant, et l’a préfacé. C’était une étude sur Ramuz et les «écrivains de la terre», l’invention du style oralisé. Parce que lui aussi, Jérôme Meizoz, le «néopayant», ressentait une nostalgie pour un passé agricole qu’il n’a pas connu.
Il aime ce paysage pour sa force, son âpreté. C’est le genre de lieu qui ne vous laisse pas tranquille. «Dans l’agriculture de montagne, je peux imaginer que les paysans ont dû développer une dureté à l’égard des choses et des animaux, pour survivre. Et entre les gens aussi. Mais, pour moi, la violence ordinaire, en Valais, est avant tout un phénomène politique.»
L’important, c’est de ne pas abdiquer la parole. Car c’est à ce moment-là que jaillit la violence. En tant qu’écrivain, Jérôme Meizoz a soif de débat, et a le mérite de l’ouvrir en publiant ce beau récit d’apprentissage. Puisse-t-on le lire dans les écoles. «Des phénomènes de domination politique, de clanisme, on peut en observer ailleurs. En ce moment, ils sont visibles ici. J’aimerais que cela change, mais je n’en vois guère les signes… Il faudrait que des jugements soient prononcés dans les affaires en cours, des verdicts clairs et équilibrés. Le défi de certains possédants à l’égard du fisc a tout de même été très loin, on le sait maintenant! Malgré cela, je ne suis pas amer. Il y a beaucoup de gens, peu médiatisés, qui font un superbe boulot en Valais, par exemple dans le monde associatif.» Il n’y a pas que des loups ici. On trouve aussi des lions. C’est un beau cadeau, pour l’année du bicentenaire de son entrée dans la Confédération, que d’offrir au Valais ce travail de mémoire.
«Haut val des loups». De Jérôme Meizoz. Zoé, 128 p. Parution le 30 janvier.