Enquête. Comment diable monsieur «Résilience» est-il devenu une star de la psychiatrie, un auteur de best-sellers et un conférencier adulé? A la veille de son passage à Lausanne, retour sur les raisons d’un attachement singulier.
Anne-Sylvie Sprenger
En moins de trente-six heures, la rencontre organisée par Payot avec Boris Cyrulnik dans le cadre de ses Grands Débats lundi 19 janvier au Théâtre Vidy-Lausanne a été littéralement prise d’assaut et les 400 places de la grande salle réservées. Pour la première fois dans l’histoire de ces rencontres, un écran de retransmission sera installé dans le foyer du théâtre. «Deux cents personnes se sont déjà annoncées pour cette offre secondaire, alors qu’aucune place assise n’est garantie!» commente Aurélie Baudrier, de l’équipe organisatrice. Et il va sans dire que toute la publicité autour de cet événement a été immédiatement annulée.
Nous ne pouvons pas tous entrer dans le cabinet de Boris Cyrulnik. Nous sommes bien trop nombreux à être tombés sous le charme de ce neuropsychiatre venu nous parler de résilience et d’avenir. Nous sommes des millions, à travers le monde, à avoir été portés par cette conviction d’une reconstruction possible et cet appel lancé au meilleur de nous-mêmes. Nous ne pouvons pas tous être des patients du Dr Cyrulnik. Alors nous sommes devenus ses lecteurs. Nous nous jetons sur ses ouvrages ou cherchons à assister à ses conférences. Il est le psy que chacun d’entre nous aimerait avoir. L’oreille attentive à laquelle on rêve lorsque le désarroi s’abat sur notre vie. Le regard bienveillant, les paroles encourageantes qui se poseraient sur notre chagrin et nous raccompagneraient sur le chemin de l’espérance. Et à la vie, résolument victorieuse.
La question mérite dès lors d’être posée: pourquoi aime-t-on autant Boris Cyrulnik? Qu’est-ce qui fait qu’un neuropsychiatre, spécialité que l’on ne peut pas vraiment qualifier de populaire, suscite autant d’affection?
D’abord, il y a le personnage. Son aura. Ce petit quelque chose qui ne saurait s’expliquer que par des termes galvaudés, tels que la douceur d’une voix, la gestuelle toujours sereine, la tendresse émanant d’un regard clair. Odile Jacob, son éditrice depuis toujours, se souvient d’avoir été séduite dès leur première rencontre: «J’ai tout de suite compris qu’il portait, au plus profond de lui, une véritable œuvre. Une œuvre qui m’a touchée par son originalité, sa sensibilité et son authenticité. Sa force étant de s’adresser au cœur autant qu’à la raison.»
Le psychiatre lausannois Gérard Salem évoque, pour sa part, «la chaleur humaine qui exulte de ses propos, de sa manière de s’exprimer en public. Il donne un visage humain à la psychiatrie, alors que cette figure apparaît souvent inaccessible, de par le langage spécialisé ou les attitudes froides et hautaines que prennent certains psychiatres.»
L’homme ne s’est en effet jamais drapé dans sa forteresse de scientifique blindé derrière ses seules théories. Il s’est livré, il s’est raconté aussi. Comment, à l’âge de 6 ans, il a échappé à la terrible rafle du 10 janvier 1944, à Bordeaux. Seul, alors que ses parents, dénoncés puis attrapés, perdraient la vie en déportation.
«Je suis comme vous»
Cette proximité pourrait sembler aller de soi, elle détonne pourtant fortement dans le milieu. Pourquoi? «Parce qu’elle est contraire à la règle un peu imbécile que nous avons héritée et qui ordonne de se tenir toujours réservé et distant face au patient, de ne jamais rien dévoiler de soi», nous explique le Dr Salem. Et de poursuivre: «Tout ça est complètement revu aujourd’hui. On se rend compte que, si le thérapeute peut s’exposer un peu au patient, c’est un signe de confiance qu’il lui donne et qui l’honore. Cyrulnik a donné l’exemple. Il dit: je suis comme vous. Ce n’est pas parce que je suis médecin, psychiatre, chercheur que je suis à l’abri des épreuves qui nous guettent tous.» «Je parle de choses qu’on partage, analyse le principal intéressé. Les lecteurs se reconnaissent, souvent, ils me disent: «Vous avez parlé de moi!» Alors que, bien sûr, je n’ai fait que m’exprimer sur la condition humaine…»
La popularité de Boris Cyrulnik est évidemment également à mettre en lien avec ses thématiques, et plus particulièrement celle de la résilience, qui a su interpeller un large public, chacun ayant ses propres fantômes à dépasser. Pour Gérard Salem, l’attitude même du neuropsychiatre est des plus précieuses: «Il ne se contente pas de montrer les souffrances des êtres, il s’empresse toujours de souligner aussi les ressources de chacun. Il sait détecter ce qui, dans un individu, lui permettra de rebondir.» Ainsi, tel est le parti pris du spécialiste: être résolument tourné du côté de l’espérance. «C’est justement cela, la résilience, relève le sociologue Stefan Vanistendael, qui l’a souvent rencontré autour de leurs travaux respectifs sur ce thème: cette articulation possible entre réalisme et espérance.»
Contrairement aux idées reçues, Boris Cyrulnik n’a pas inventé le concept de résilience puisque ce sont deux psychologues scolaires de l’île de Hawaii qui l’ont mis au point dans les années 40. Le neuropsychiatre est cependant le premier à avoir réussi à le populariser. Car ce qui fait la force d’un Boris Cyrulnik, au-delà des résultats passionnants de ses recherches, ce sont ses qualités de conteur exceptionnelles. Sa façon de rendre vivante chacune de ses idées. «Plus qu’un théoricien, c’est un conteur de la vie, résume Stefan Vanistendael. Et, qui plus est, doté d’humour!»
peu de contradicteurs
Sur la scène médiatique, Boris Cyrulnik est même l’un des rares essayistes à ne connaître pratiquement pas de contradicteurs – ou alors très discrets. Pour Gérard Salem, cette quasi-unanimité viendrait de l’ouverture même de l’auteur: «Il ne s’affiche pas d’une école en particulier mais sait prendre dans chacune d’elles – le courant psychanalytique, la systémique, les neurosciences, le domaine cognitif, etc. – les éléments les plus utiles et intéressants.» Stefan Vanistendael souligne également son «esprit ouvert, aucunement sectaire», un point qui lui apparaît capital «dans un monde où le clivage fondamental est entre sectaires et non sectaires, et non pas tellement entre croyants et athées».
Un tel regard se révèle d’autant plus nécessaire lorsque le chaos gagne nos existences. Ainsi, contacté au lendemain des deux prises d’otages, Boris Cyrulnik partage avec nous son analyse. Celle d’«une tragédie qui est le résultat d’une politique totalitaire. La méthode est simple: enseigner la haine contre tous ceux qui ne sont pas soumis aux mêmes représentations. C’était la démarche du nazisme et de l’Inquisition.»
Une résilience collective est-elle envisageable? «On n’est pas dans la résilience, mais dans l’affrontement. La résilience, c’est une affaire de représentation: ne pas être victime de ce qui nous est arrivé. Or, pour l’instant, nous sommes victimes.» Et de préciser que «la seule bonne solution est la solidarité armée. S’armer intellectuellement d’abord, et s’il le faut avec de vraies armes. Car c’est en jugeant qu’on devient libre, et non en se soumettant à une doxa criminelle.» Voilà son vrai message: avant même toute résilience, c’est la réflexion seule qui pourra nous conduire à demain.
Rencontre Payot/Hebdo au Théâtre Vidy-Lausanne. Lundi 19 janvier à 19 h. Complet.