La romancière Stephanie Barron plonge avec «Le jardin blanc» dans les mystères des derniers jours de Virginia Woolf, peut-être passés dans ce château du Kent.
Que s’est-il passé entre le jour où l’écrivaine Virginia Woolf disparut de chez elle et celui, trois semaines plus tard, où son corps fut retrouvé dans la rivière Ouse, non loin de sa maison de Rodmell? Et si Virginia Woolf ne s’était pas suicidée le 28 mars 1941, mais était venue se réfugier à Sissinghurst Castle, le domaine de son amie de cœur Vita Sackville-West, distant de quelques dizaines de kilomètres?
Auteur de onze romans policiers mettant en scène Jane Austen, l’écrivaine américaine Stephanie Barron est une habituée des intrigues mêlant histoire littéraire, mystère et fiction romanesque. Avec Le jardin blanc, elle fait pourtant fort en racontant l’histoire de Jo Bellamy, une jeune paysagiste mandatée par un riche client pour reconstituer chez lui le mythique jardin blanc créé par l’écrivaine Vita Sackville-West dans son manoir du Kent, Sissinghurst.
La veille du départ de Jo, son grand-père adoré se suicide, et elle apprend qu’il avait lui-même travaillé dans ce jardin durant la Seconde Guerre mondiale. Et à Sissinghurst, dans la remise des jardiniers abandonnée, Jo découvre un étrange journal intime qui pourrait être celui de Virginia Woolf, si ce n’est qu’il commence le 29 mars 1941…
Plus qu’un musée. A une heure au sud de Londres, Sissinghurst Castle accueille aujourd’hui 160 000 visiteurs par an. C’est l’un des jardins les plus populaires au monde. Vita Sackville-West, née non loin, à Knole House dans le Kent, et son mari le diplomate, parlementaire et écrivain Harold Nicolson rêvaient de posséder un tel manoir depuis leur mariage en 1913. Dans les années 20, ils prennent des centaines de photos de châteaux en France, en Italie ou même en Suisse. Lorsqu’ils tombent sur cette vaste bâtisse élisabéthaine à l’histoire remontant au Moyen Age, alors en ruine, c’est le coup de foudre. Jusqu’à sa mort en 1962, Vita ne cesse d’aménager et embellir le domaine. Autant que ses livres, le jardin est sa création. De Harold, elle dit: «Je n’y serais jamais arrivée seule. Avec Harold, j’avais le collaborateur idéal.» Il lui écrit en 1955: «Quel bonheur nous avons tiré de ce jardin. Nous avons créé une œuvre d’art.»
Passé la porte voûtée de l’étroite tour du XVIe siècle, le domaine et les multiples pièces du jardin se déroulent comme par magie. Jardin aux roses, jardin aux herbes aromatiques, noiseraie, jardin potager, passage des tilleuls, verger. Des bancs pour amoureux se cachent dans les haies, un étang dans les anciennes douves.
Au cœur du puzzle, le jardin blanc, chef-d’œuvre de l’horticulture cher au cœur de Vita, un des derniers espaces créés par elle. Roses iceberg, sauge argentée, oreilles d’ours duveteuses, rosier pimprenelle, primevères, iris, dahlias, anémones du Japon: c’est en juillet et lors des nuits de pleine lune que les feuillages argentés ou blanchâtres font tout leur effet. Nichée au creux du jardin blanc, la Priest’s House, que l’on peut louer pour y dormir. «Marcher dans un jardin est un acte profondément méditatif, tout comme planter des fleurs, explique Stephanie Barron, elle-même grande jardinière. N’importe quelle douleur peut être déposée dans le sol et transformée en floraison, beauté, odeur. Vita avait compris cela. Son jardin était un acte spirituel et son attachement à Sissinghurst à la fois sacré et profane.»
Philosophie du jardin. A l’étage de la tour de l’ancien manoir, le cabinet de Vita, son bureau, sa robe de mariée. A côté du sofa rouge élimé, on l’entend lire de sa voix exaltée et voilée son poème de 1932 intitulé Sissinghurst et dédié à Virginia Woolf. «Over my head the years and centuries sweep,/The Years of childhood flown,/The centuries unknown;/I dream; I do not weep.» C’est dans cette pièce que ce printemps, en faisant l’inventaire des livres de Vita, un poème oublié est tombé d’un livre, adressé, en français, à l’une de ses premières amantes, Violet Trefusis – «Dans le lourd parfum de la nuit enivrante/Je déchire des secrets de votre chair cédante.»
Dans les anciennes écuries transformées en bibliothèque, un grand portrait de Vita trône au-dessus de la cheminée. Sur les rayonnages, les lectures du couple: Doyle, Forster, Dumas, Joyce. A la boutique du château, des confitures, des bottes de jardinage et des livres signés Juliet Nicolson et Adam Nicolson – les petits-enfants de Vita ont pris la relève, l’une avec des comédies romantiques, l’autre avec des récits sur le patrimoine de l’Angleterre en général et sur sa famille en particulier.
Poétesses et amoureuses. Vita Sackville-West rencontre Virginia Woolf le 14 décembre 1922 au cours d’un dîner organisé par le critique d’art Clive Bell, époux de Vanessa, sœur de Virginia. Celle-ci a alors 40 ans, elle a publié trois romans et jouit d’une réelle notoriété dans le monde des lettres. De dix ans sa cadette, Vita est un auteur à succès et Virginia, à la tête de la Hogarth Press avec son mari Leonard, souhaite publier son prochain livre. D’abord intellectuelle, leur relation devient charnelle en décembre 1925. Leur liaison tourne à la passion avant de s’émousser, mais leur amitié ne se démentira jamais et se prolongera jusqu’à la mort de Virginia en 1941. Orlando, l’un des romans les plus fameux de Woolf, est le beau reflet de leur histoire.
Virginia vient rarement à Sissinghurst mais elle et Vita s’écrivent plusieurs fois par mois. «Ici, travail fou de jardinage, et Sissinghurst va devenir une orgie», écrit Vita en novembre 1933. «Pourquoi n’irions-nous pas faire une balade ensemble? (…) Simplement parce que tu as choisi de barboter dans la boue du Kent et moi sur les dalles du pavé de Londres», répond plus tard Virginia.
A la mort de Virginia, en 1941, Vita publie dans The Observer un poème intitulé In Memoriam: «Elle aimait les prés inondables/Les Downs; ses amis; ses livres; ses souvenirs/La chambre qui était à elle.» Dans Le jardin blanc, Stephanie Barron imagine que Jo trouve un second poème intitulé In Memoriam, se terminant par ces vers: «Je t’ai planté un jardin ici, contre le noir des ténèbres; D’un blanc pur, ma virginale, ma chouette; D’un blanc pur, Maintenant – reviens.»
Pour de vrai, en juin 1962, Vita a passé ses derniers jours de vie dans la chambre surplombant son jardin blanc, regardant par la fenêtre se balancer les roses iceberg, les iris blancs et les anémones du Japon.
Sissinghurst est ouvert toute l’année. www.nationaltrust.org.uk/sissinghurst-castle
Trois couples
Vita et Harold Vita Sackville-West épouse le diplomate Harold Nicolson en 1913. Ils ont tous deux des liaisons homosexuelles à l’intérieur d’un mariage solide, comme en témoigne une correspondance quasi quotidienne. Ils achètent Sissinghurst en 1930.
Virginia et Leonard Virginia, bisexuelle, épouse l’écrivain Leonard Woolf en 1912. Il fait partie du cercle intellectuel le Bloomsbury Group, réuni autour de Virginia, sa sœur la peintre Vanessa Bell et son frère Adrian. Virginia et Leonard travaillent ensemble en tant qu’éditeurs et fondent la Hogarth Press, qui publie la plupart des œuvres de Virginia. Ils vivent à Rodmell, non loin de Sissinghurst.
Virginia et Vita Virginia rencontre Vita en 1922 au cours d’un dîner organisé par le critique d’art Clive Bell, époux de Vanessa, sœur de Virginia. Leur relation devient charnelle et passionnée en décembre 1925 avant de se transformer en une amitié qui se prolonge jusqu’à la mort de Virginia Woolf en 1941.
A lire
«Le jardin blanc» De Stephanie Barron. NiL, 406 p. Sortie le 26.8.
Signée de l’Américaine Stephanie Barron, l’enquête de la jeune paysagiste Jo Bellamy à Sissinghurst sur les traces de son grand-père qui avait travaillé pour Vita Sackville-West est une des bonnes surprises de la rentrée.
«Infidélités» De Vita Sackville-West. Autrement, 170 p.
Amants trahis, mères négligées, fiancées jamais épousées: ce recueil de nouvelles écrites dans les années 20, paru en janvier, tombe à pic pour souligner l’écrivaine acide et subtile qu’était l’amie de Virginia Woolf.
«Lectures intimes» De Virginia Woolf. Laffont. Sortie le 16.9.
Avant d’être romancière, Virginia Woolf a été une lectrice avide et une critique appréciée. Parus entre 1918 et 1942, ces vingt articles distribuent bons et mauvais points avec un enthousiasme contagieux. Elle aime Proust ou les Brontë mais pas DH Lawrence. Et décrit en connaissance de cause le métier d’écrivain opposé aux «métiers de femmes».