Entretien. L’écrivain genevois livre avec son dixième roman, «Juliette dans son bain», une passionnante réflexion sur la richesse et la filiation. «L’Hebdo» lui a soumis des extraits de son propre livre.
Pour son dixième roman, Metin Arditi met un pied dans le polar: Juliette dans son bain est une histoire à suspense avec enlèvement, ravisseurs, enquête, inspectrice. La victime: Lara, 16 ans. La cible: son père, Ronald Kandiotis, richissime homme d’affaires et mécène. La rançon: non pas de l’argent mais la publication dans tous les journaux de lettres envoyées par les ravisseurs, révélant des secrets du passé de Kandiotis et détruisant peu à peu sa réputation. Fil conducteur: l’énigme posée par deux tableaux que possède Kandiotis, peints l’un par Picasso, l’autre par Braque, tous deux intitulés Juliette dans son bain et représentant la même jeune femme, mais si différents qu’ils incarnent la relativité absolue de la vérité. Investissant un genre a priori plus impersonnel, Metin Arditi livre paradoxalement un de ses livres les plus intimes. Cet homme riche qui s’est fait seul, qui n’en a cure de ce que les journaux disent de lui, amoureux fou de la peinture et de la musique, mécène inclassable et incompris, c’est évidemment un rôle qui lui va comme un gant. Encore un héros difficile à aimer que ce Kandiotis, assoiffé d’affection mais distant, comme Alexis Kandilis le Prince d’orchestre, comme Elie Soriano Le Turquetto, mais pose avec force certaines questions essentielles. L’argent fait-il le bonheur? Etre riche est-il mal? Peut-on donner sans rien attendre en retour? Nous avons confronté Metin Arditi, écrivain, envoyé spécial de l’Unesco, membre du club des 300 plus riches de Suisse, à des citations de son propre livre.
La vie de palace
«Au fond, Ronny ne se sentait heureux que dans un grand hôtel. La vie de palace était faite pour des gens comme lui: richissimes, sans attaches, peu enclins à la vie de famille, heureux de faire passer leur solitude pour un désir de discrétion. Soucieux de se tenir à l’écart du monde, sans y appartenir, sans non plus couper les ponts.» (p. 49)
«Les grands hôtels sont un grand paradoxe. D’un côté, tu n’es pas chez toi, mais d’un autre, tu es reçu comme un prince. S’y réfugier est une forme d’autoprotection. Il y a une phrase dont je me sens proche, du moine saxon Hugues de Saint-Victor, reprise par le Palestinien Edward Saïd, qui dit ceci: «Si un homme, dans son pays, se sent à l’aise, cet homme est un naïf. Si un homme, dans son pays et partout ailleurs, se sent à l’aise, cet homme est fort. Mais si un homme, dans son pays et partout ailleurs, se sent étranger, cet homme est parfait.» Dans cette forme très supérieure du rapport à l’autre, tu n’accapares pas. J’ai une autre raison personnelle d’aimer les grands hôtels. Enfant, pendant mes années d’internat en Suisse, mes deux mois d’été, je les passais l’un en internat et le second ma mère venait et m’emmenait dans un grand hôtel. Depuis, ces lieux sont remplis d’affectif. Ma mère les aimait. Donc je les aime.»
les enfants
«Surtout, qu’on ne fasse aucun mal à sa fille… Qu’on lui dise: je veux tant, et ce serait réglé… Le reste n’avait pas d’importance.» (p. 92)
«C’est une évidence absolue. Il n’y a rien qui dépasse l’amour pour sa propre fille. On lui prend sa fille, le monde s’écroule, Kandiotis est prêt à tout perdre, les tableaux, sa réputation, pour la revoir. Impossible de faire autrement en tant que père, évidemment. C’est une évidence. Riche, on est une cible, oui. Mais personnellement, je n’ai pas eu peur que l’on enlève mes filles. On m’a cambriolé, oui. Mais on n’est pas au Brésil ou au Venezuela. Et puis malgré ses tableaux, ses entreprises, Kandiotis est très simple, très autosuffisant. Tu le mets dans un musée, il est heureux. Ce genre d’homme est résilient, capable de se refaire très vite. Il n’en a rien à faire de l’argent, du bling-bling. Un Dassault a refait trois fois sa fortune!»
l’internat
«Pourquoi ses parents l’avaient-ils envoyé en internat? Sans doute sur l’insistance de sa mère, pour qu’il acquière le vernis des gens du grand monde. Ou de crainte qu’il ne ressemble à son père…» (p. 152)
«Je ne me suis jamais posé cette question et je n’en ai jamais parlé avec mes parents. Aujourd’hui qu’on a lu Dolto, qu’on psychologise tout, tout le monde me pose cette question. Mais elle était obsolète: pour la génération de mes parents, qui avaient connu la guerre, envoyer son fils en Suisse dans une belle école était une chance et une fierté incroyables. J’ai compris ce que j’avais manqué à partir du moment où ma fille aînée a eu 7 ans, l’âge auquel j’ai été mis en internat, et que j’ai vu ses anniversaires, ses Noël. Tout est revenu, c’était dur. L’internat a sans doute été une décision de mon père, qui était importateur de produits scientifiques en Turquie, très germanophile et occidental, grandi à Vienne, bourgeois libéral de gauche dont le plus grand plaisir a été de rencontrer Jean Ziegler à la fin de sa vie.»
Le business
«Plus tard, lorsqu’il allait transformer la Kandi SARL en Kandi Holdings, une multinationale basée à Londres et présente partout en Europe, l’expansion fulgurante de ses affaires serait autant le résultat de ses exceptionnelles capacités d’imagination et d’analyse que de la force qu’il avait retirée des journées d’atelier.» (p. 25)
«Un bon homme d’affaires est comme un bon joueur de golf: il peut faire preuve d’une immense force physique quand il joue son premier drive à 300 mètres, et à d’autres moments il doit être d’une délicatesse de dentellière, lors du dernier put sur quelques centimètres. Si je transpose cela à mon modèle d’homme d’affaires, celui qui dure, c’est une combinaison de volonté, de capacité imaginative et d’humilité au moment où il faut savoir se retirer. La vanité, c’est la mort. Je ne me destinais pas au business, j’avais des ambitions plus intellectuelles après mes études de physique, de génie atomique et une business school dans la recherche microéconomique. Après un passage chez McKinsey, je me suis rendu compte que je n’aimais pas l’ambiance rigide d’une grande entreprise. La seule réponse était la liberté économique. J’ai commencé avec des activités de négoce dans l’alimentation. J’ai créé la filiale suisse de Motta, un groupe de distribution de surgelés qui s’appelait Bongel, j’ai lancé les Brasilitos, ces bonbons avec le café liquide au milieu dont je parle dans ce livre ou dans Loin des bras. L’immobilier est ma deuxième vie professionnelle, entamée au milieu des années 80. Il me fallait une branche qui réponde à mes aspirations de liberté, de succès économique et qui puisse se traiter avec une toute petite équipe, car je n’aime pas exercer le pouvoir. L’immobilier est parfait pour cela.»
La richesse
«Loin de nous l’idée d’accabler un homme frappé par le destin. Mais la question se pose: peut-on être bienfaiteur sans provoquer? Sans pousser à l’excès ceux qui n’ont pas, déjà, une tendresse particulière à l’égard des riches? (…) Chacun d’entre nous, lorsqu’il fait un cadeau, (…) n’en attend-il pas un retour?» (p. 190)
«La richesse provoque tout. La reconnaissance, l’envie. C’est un révélateur puissant. Je connais bien ce domaine, je suis des deux côtés. Je recevais beaucoup en tant que président de l’OSR. Et je suis un des fondateurs de l’Agfa, l’Association de Genève des fondations académiques, où l’on traite les questions de ces grandes fondations qui donnent. J’ai peu été victime d’agressivité. Pour une raison: je suis très engagé dans toutes mes activités dites de mécénat. C’est pour cela que je dis souvent non, je ne veux pas m’engager financièrement dans des opérations où je ne suis pas aussi engagé opérationnellement et affectivement. Et quand je m’investis, c’est toujours poussé par un intérêt personnel. J’ai enseigné à l’université jusqu’au milieu des années 80. En 1988, comme mes affaires ont démarré très vite, j’ai pu créer ma fondation destinée à récompenser des travaux universitaires. C’était une manière de revenir à l’université par un autre biais. Je lis les travaux, je participe à la sélection des lauréats. L’argent est un outil supplémentaire, ni plus ni moins. J’ai mis des années à accepter ce mot de «mécène». Je n’ai jamais l’impression de donner, mais de partager. Je me sens un bon citoyen, engagé de tout mon cœur. Maintenant, la chose la plus importante pour moi est l’écriture. Je gagnerais plus d’argent en faisant de la promotion immobilière qu’en écrivant des romans. Mais j’ai acheté ma liberté.»
L’étranger
«Osons la question: si Ronald Kandiotis pouvait revendiquer un grand-père cultivateur en Charente ou une tante dentellière à Bayeux, lui aurait-on claqué autant de portes au nez? Mais voilà, cet homme incarne l’Autre. Le lointain, (…) le métèque. (…) Il se mêle à nous, se fait passer pour l’un des nôtres, mais nous échappe.» (p. 313)
«Je pourrais dire cela. Quand je me suis occupé des milieux musicaux genevois, le conservatoire, le concours de Genève, l’OSR, j’ai ressenti de la jalousie et une agressivité très nette de la part de quelques familles genevoises quand elles ont vu que j’avais dans le domaine de la culture et de la musique une place importante. J’arrivais sur leur pré carré. Les choses auraient été différentes si je portais un autre nom, si je venais d’ici. Cela dit, j’ai une immense admiration pour ce pays. Il est profondément xénophile. Quand en 2012 la Suisse a choisi un ambassadeur de bonne volonté pour l’Unesco, elle m’a choisi. Et ce sentiment d’être étranger m’aide à aimer ce pays plus que je ne l’ai jamais aimé. Cette distance me permet de voir les choses formidables qui se passent à Genève. Sans jamais me comporter selon les canons de la rue des Granges.
La peinture
«Il disait «Salut!» à voix basse à chacune des toiles qu’il aimait, s’arrêtait devant l’une ou l’autre qui avait quelque chose de particulier à lui dire. (…) Ici un Amiet, là un Hodler, là un Segantini, qui voulaient se raconter, à lui et à personne d’autre. Il se mettait alors dans une sorte de garde-à-vous, regardait la toile en souriant, fou de joie d’être ainsi interpellé (…).» (p. 261)
«Cette scène n’a rien d’autobiographique. Je n’ai aimé la peinture que très tard. La peinture est venue par l’écriture, qui oblige à approfondir: à un moment donné, j’avais écrit un premier essai sur La Fontaine, puis sur Machiavel, puis sur Nietzsche. J’ai commencé alors un essai sur un autre grand solitaire, Van Gogh. En creusant Van Gogh, je suis arrivé à sa peinture, qui m’a bouleversé, envahi. Je me suis rendu chez Payot Rive Gauche avec l’intention d’acheter un beau livre d’art sur n’importe quel peintre mais qui soit le plus profond qui existe sur ce peintre. Je suis reparti avec celui de Maurice Brock sur Bronzino, ce maniériste florentin. Ça a donné L’imprévisible en 2006. Je me suis pris au jeu. J’ai commencé à étudier la peinture de la Renaissance, classique, à aller dans les musées. Jusqu’à oser inventer des épisodes de l’histoire de l’art pour Le Turquetto, Les moines volants ou les tableaux Juliette dans son bain pour ce roman. Je ne suis pas devenu collectionneur pour autant. Le sens de la propriété, je ne l’ai pas.»
«Juliette dans son bain». De Metin Arditi. Grasset, 380 p.