Nous ne sommes pas de ceux qui s’indignent de voir un film sur Christoph Blocher soutenu par des fonds publics. Nier l’importance du personnage est tout aussi absurde. Comme les velléités de brider la liberté artistique du cinéaste Jean-Stéphane Bron, l’un des plus talentueux de sa génération en Suisse. La seule question qui vaille: est-ce une œuvre réussie?
Après des semaines de spéculations, le suspense est tombé lors de la projection du film au Festival de Locarno. Les deux rédacteurs de L’Hebdo présents ont été troublés. La journaliste politique relève son caractère sombre, presque lugubre. Le portrait d’un homme caricaturalement isolé. Comme la Suisse. Une fable, en quelque sorte. Le critique de cinéma souligne l’évolution de la méthode Bron. Et une belle réussite formelle (lire ici).
Mais ce film nous aide-t-il à mieux comprendre le phénomène Blocher? Cette œuvre arrive à la fois trop tard et trop tôt. Trop tard, parce que Christoph Blocher est sur le départ. Il est chaque jour un peu moins l’acteur avec lequel il faut compter. Trop tôt, parce que, de toute évidence, il a manqué à Jean-Stéphane Bron le recul (et la culture politique?) pour cerner l’impact de cet homme singulier sur l’histoire du pays. Un film pour rien?
Ce qui distingue Christoph Blocher des autres politiciens, c’est cette faculté à imposer ses obsessions personnelles, qui, propagées avec une habileté machiavélique, ont passé pour des convictions profondes. Contrairement aux louvoyeurs professionnels de la politique confédérale, jamais Blocher n’a varié d’un iota. Sa haine de l’Etat est restée constante. Comme d’ailleurs son aversion pour une Union européenne dépeinte en Moloch technocratique.
Le drame (et l’énigme laissée inexpliquée par le cinéaste), c’est que Blocher a tétanisé ses adversaires. Ses idées, certaines d’entre elles en tout cas, ont été reprises en douce par les autres partis. Aucune voix politique éloquente ne s’est fait entendre sur la durée pour opposer à la mythologie blochérienne une vision un peu plus éclairée de l’avenir. Et l’on attend toujours que les conseillers fédéraux en place osent un discours qui porte loin, au lieu de se laisser ballotter par les circonstances. Où voient-ils la Suisse dans dix ou vingt ans? N’ont-ils donc rien à dire sur son rôle dans le monde et en Europe?
Le film sur l’expérience Blocher reste donc à faire. Une œuvre qui contribuerait à élucider cette période clé, où un individu, assez mystérieusement, trouve les mots pour séduire et infléchir le destin helvétique. Pas pour le meilleur, c’est notre opinion depuis longtemps.
On se prend à rêver aussi qu’il y ait enfin, chez ceux qui défendent une autre idée de la Suisse, des personnalités susceptibles d’intéresser les cinéastes. Et de soulever des passions plus étoilées dans la nuit de la Piazza Grande.