Reportage. L’émirat construit une ambitieuse «île aux musées» avec l’aide intéressée du Louvre, du British Museum et du Guggenheim. Dans un autre pays musulman, le Maroc, Marrakech mise de plus en plus sur son offre culturelle, avec en ligne de mire le plus grand musée de la photo du monde.
C’est un musée carrefour pour une région qui l’est tout autant, à mi-chemin entre Europe et Asie, entre Occident et Orient. Premier musée universel au Moyen-Orient, le Louvre Abou Dhabi ouvrira ses multiples portes dans un an, en décembre 2015. Musée d’art, d’anthropologie, de civilisation, l’institution proposera des œuvres du néolithique à l’époque contemporaine, de toutes provenances géographiques. Par ordre chronologique, comme dans la Galerie du temps du Louvre-Lens. Le fameux musée français ne pilote pas directement ce projet à 500 millions d’euros, mais lui prête son nom, ses compétences, ainsi que des œuvres de sa collection et celles d’autres institutions muséales françaises. Il achète également depuis 2009 des tableaux, sculptures et objets d’art pour le Louvre des sables, grâce à un budget de 40 millions d’euros par an mis à disposition jusqu’en 2019 par l’émirat du golfe Persique. Plus de 400 œuvres ont déjà été acquises.
L’île aux musées
Abou Dhabi, qui n’était encore en 1960 qu’une étendue bédouine sans ressources, pense au futur, à l’après-pétrole. L’idée est de transformer à terme l’émirat en pôle résidentiel, financier et touristique dont l’attraction majeure sera la culture. Une fois urbanisée et capable d’accueillir 145 000 habitants supplémentaires, l’île de Saadiyat sera surtout l’île aux musées de prestige. Dont le Louvre, le Musée Zayed conduit par le British Museum et centré sur l’histoire des émirats (ouverture en 2016), ainsi que le Guggenheim pour l’art contemporain (2017). Un musée maritime et un autre pour les arts vivants compléteront une offre que les dirigeants d’Abou Dhabi souhaitent sans équivalent.
Une marque sous franchise
Ils ont pour eux leurs centaines de milliards de dollars d’actifs, une idée précise du devenir de leur émirat, de prestigieux musées qui leur confient leur nom comme l’on remet une marque sous franchise. Ainsi que la créativité des architectes stars du moment, tous Prix Pritzker: Jean Nouvel pour le Louvre, Norman Foster pour le Zayed, Frank Gehry pour le Guggenheim, Tadao Ando pour le maritime, Zaha Hadid pour l’art vivant. Des théâtres, un opéra et un campus compléteront l’offre.
Cet été, le Louvre de Paris montrait une sélection des œuvres acquises pour sa succursale sur l’île des musées. De magnifiques pièces: un bracelet en or fabriqué en Iran il y a trois millénaires, des tableaux de Jordaens, Manet et Magritte, un papier collé de Picasso, neuf toiles de Cy Twombly… Mais aussi l’absence très remarquable de nus féminins.
L’enjeu de la censure
Malgré les dénégations des responsables émiriens, qui jurent qu’aucune censure ne frappera les collections, le doute est permis dans cette monarchie autocrate, sans droit de vote ni partis d’opposition, à la relative liberté d’expression. En 2011, une image parue dans les exemplaires du journal Le Monde vendus à l’aéroport d’Abou Dhabi avaient reçu des coups de feutre noir. Histoire de cacher les seins et les fesses des Trois grâces de Lucas Cranach, un tableau de 1531 que le Louvre cherchait alors à acquérir par souscription publique.
Le futur pour Abou Dhabi, c’est l’art et la culture. Mais pour combien de temps dans cette région politiquement instable, proche de l’Arabie saoudite et de l’Iran, vulnérable comme d’autres à la montée d’un islam radical?
Découverte. Facile d’accès, la ville millénaire est aussi riche en lieux pour l’art contemporain, la photographie, les centres culturels, qui sont aussi des hôtels «éthiques» ou bon marché. Visite.
Cette belle cité ocre, ses jardins, ses souks, ses palais, sa médina, sa grande place Jemaâ el-Fna, ses odeurs d’épices, l’Atlas au loin… Halte-là! Marrakech n’est pas que cette brochette alléchante de clichés touristiques. Elle est aussi une cité de culture, proposant de plus en plus de musées, de galeries, de centres alternatifs, de maisons d’hôtes qui sont aussi des lieux de rencontre, d’expositions et de performances.
Pour les amateurs d’arts visuels, en particulier d’art contemporain, la promenade mérite d’être considérée en hiver, alors que la température est douce sur place. L’aéroport de la ville, vers où easyJet et Swiss ont augmenté la fréquence de leurs vols, est à moins de trois heures de celui de Cointrin. Le coût d’un tel séjour reste raisonnable, sauf si vous êtes un habitué des hôtels de luxe, telle la Mamounia.
Marrakech est au diapason du Maroc et de sa nayda, ou renaissance créative, après tant d’années de plomb. L’accession au trône, il y a quinze ans, de Mohammed VI, amateur d’art et collectionneur lui-même, a renforcé cet élan, qui est aussi une émancipation ainsi qu’une liberté d’expression.
Pluralité des cultures
Toutes proportions gardées. Le Maroc est certes une exception dans un Maghreb de plus en plus vulnérable à l’obscurantisme religieux. Le pays est stable, tolérant, doté depuis peu d’une stupéfiante Constitution qui garantit la pluralité de ses héritages culturels: berbère, arabe, saharien, juif…
Pour autant, les artistes et galeristes rencontrés sur place corrigent cette image idyllique en rappelant que près de 15% des mariages dans le pays restent forcés, que la lecture radicale de l’islam est aussi une réalité et que la censure, à tout le moins l’autocensure, n’est pas rare dans les arts visuels.
Deux exemples récents. Une responsable de l’actuelle exposition Féminin pluriel, à la Fondation Dar Bellarj, dans la médina, qui rend hommage au talent des femmes créatrices au Maroc, a renoncé d’elle-même à l’exposition d’une peinture de nu qui dénonçait la phallocratie dans le pays. Par peur des ennuis. Et, le mois dernier, les organisateurs de l’exposition provisoire du futur grand musée de la photographie MMP +ont été contraints, après dénonciation, de retirer le portrait d’un jeune homosexuel.
L’un des moteurs de la jeune garde artistique est à l’évidence la colère face aux problèmes qui bloquent le passage à une vraie modernité au Maroc. Le constat est évident dans le remarquable événement Maroc contemporain, à l’Institut du monde arabe, à Paris. L’institution tout entière accueille la movida marocaine (arts plastiques, danse, chant, musique, théâtre, vidéo, photographie), y compris dans une grande tente saharaouie plantée sur le parvis. Jamais Paris n’avait organisé une aussi vaste présentation de l’art contemporain d’un pays étranger. L’exposition consacrée aux arts visuels – 400 œuvres de 80 artistes – montre beaucoup d’inventivité, de maîtrise, mais aussi de revendication sociale et de franchise expressive. A se demander si la sélection pourrait être montrée telle quelle au Maroc.
Mais le message reste clair: le pays nord-africain se montre ici laïque, fédérateur, ouvert, soucieux d’encourager la créativité de ses jeunes artistes. Une volonté confirmée dans le pays avec l’ouverture, en octobre dernier, dans la capitale, Rabat, du premier musée d’art moderne et contemporain du royaume.
Marrakech bruisse également de projets d’institutions artistiques, privées pour la plupart. La Fondation Alliances prévoit d’ouvrir, d’ici à 2017, un musée d’art contemporain africain fondé sur la collection de l’homme d’affaires Alami Lazraq. Le bâtiment côtoierait l’hôtel haut de gamme Al Maaden, géré par la Fondation Alliances et dont le golf est agrémenté d’un parc de sculptures contemporaines. Un musée des arts décoratifs est aussi en projet. Comme l’est, excusez du peu, le plus grand musée de la photographie du monde, le MMP +évoqué plus bas.
Commençons ici notre petit tour des lieux à découvrir à Marrakech si l’on s’intéresse à l’art et à la photo.
Un palais pour la photo
L’espace provisoire du futur MMP +, ou Musée de la photographie et des arts visuels de Marrakech, s’est ouvert il y a un an dans le Palais Badia (XVIe siècle). Il devrait y rester jusqu’en 2016, année prévue pour l’ouverture du musée couleur ocre dessiné par l’architecte britannique David Chipperfield du côté des jardins de la Ménara. Avec sa surface presque insensée (et à confirmer) de 6000 m², le MMP +devrait être la plus grande institution du genre, tous pays confondus. Il accueillera la collection de photographies de l’homme d’affaires marocain Ely Michel Ruimy, établi à Londres, ainsi que des expositions temporaires et des espaces pour le travail pédagogique du MMP +, très engagé dans l’éducation des plus jeunes à l’image, ainsi que dans la formation de curateurs d’expositions. L’accrochage actuel (à voir jusqu’au 31 décembre) montre une sélection de la collection du mécène. Les grands noms, de Don McCullin aux membres de l’agence Magnum, sont associés à des talents marocains comme Hicham Gardaf, Ali Chraibi ou Carolle Bénitah. Une exposition spéciale sur Eve Arnold, célèbre portraitiste de Marilyn Monroe et de Malcolm X, est également au programme de cette fin d’année.
Une maison pour la photo
Le Breton Patrick Manac’h en eut un jour marre d’être un spécialiste de la peinture classique, travaillant pour de riches collectionneurs parisiens. Il a acheté une belle maison dans la médina (vieille ville) de Marrakech pour, dit-il, «redonner sa mémoire visuelle au Maroc». Les photographies prises entre 1870 et l’indépendance du pays, en 1956, sont pour la plupart parties à l’étranger, en particulier en France. Patrick Manac’h les collectionne au point d’avoir constitué un fonds de plusieurs milliers d’images, exposées depuis 2009 dans sa Maison de la photographie. Ces photos rares, prises par des Français, des aventuriers comme le Hongrois Nicolas Muller et, plus rarement, des Marocains, reflètent la diversité géographique, ethnique et culturelle du pays. Passionné par ces enjeux patrimoniaux, Patrick Manac’h vient d’ouvrir dans la médina le Musée Douiria de Mouassine, une maison de réception du XVIIe siècle restaurée avec grand soin, qui propose aussi des expositions de photos anciennes.
www.maisondelaphotographie.ma ;www.douiria.ma
Fondation Dar al-Ma’mûn
Dans une autre vie, Redha Moali était trader à Genève. D’ascendance marocaine, élevé à la dure dans les banlieues françaises, il a tout laissé tomber pour se lancer dans un projet culturel ambitieux à Marrakech. Il a ouvert un hôtel éthico-chic à 13 kilomètres de la ville, sur la route de l’Ourika. Cinq piscines, des chambres dans de grandes villas disséminées sur la propriété, des cultures de fruits et légumes, pour vivre autant que possible en autarcie, peu de gazon, pour éviter le gaspillage de l’eau: ouvert il y a un an, le Fellah Hotel est parfait dans son genre. Il sert surtout à financer la fondation Dar al-Ma’mûn, sise à Genève, mais installée dans l’hôtel. La structure propose des résidences d’artistes, des œuvres d’art en abondance, ainsi qu’une bibliothèque de 10 000 livres de sciences humaines en arabe, en français et en anglais. L’hôte peut ainsi se mêler à des réunions d’artistes en résidence, d’écrivains, de traducteurs, de cinéastes, au Collège international de philosophie, venus pour discuter avec les habitants du village voisin ou assister à des projections de films en plein air. Julien Amicel, le directeur français de la fondation, illustre cette aide au rayonnement de la jeune scène marocaine: «L’art contemporain est encore neuf au Maroc. Il manque de moyens, mais aussi d’outils conceptuels. Prenez le mot «installation» en français. Il n’a pas d’équivalent précis en arabe. Nous voudrions en suggérer un. Nous avons ainsi entrepris de traduire les livres du philosophe Jacques Rancière sur l’esthétique. Cet exemple s’inscrit dans notre démarche, qui est à la fois sociale et culturelle.»
La Fondation Dar al-Ma’mûn, nommée en souvenir d’un calife scientifique abbasside, coproduit également la Biennale d’art contemporain de Marrakech, dont la dernière édition s’est déroulée au mois de mars 2014.
Le centre alternatif
Laila Hida et Hicham Bouzid sont jeunes, photographes et vidéastes. Ils ont ouvert ce drôle de lieu dans la rue Derb el-Ferrane, au cœur de la médina. C’est une maison d’hôte simple et peu chère, mais aussi un centre culturel, tendance alternative, pour des expositions, des performances, des concerts, de la danse, des réunions d’écrivains. Comme il n’y avait pas de structure de ce type à Marrakech, Laila Hida et Hicham Bouzid l’ont créée eux-mêmes, tentant de joindre les deux bouts grâce à leur petit hôtel.
18, Derb el-Ferrane, sur Facebook
Fondation Dar Bellarj
Créée par la Bâloise Susanna Biedermann dans la Maison des cigognes (un ancien centre de soin pour les échassiers), la Fondation Dar Bellarj promeut la culture vivante au Maroc, avec des expositions, des ateliers, des concerts ou des rencontres littéraires. Son exposition actuelle incarne sa défense des femmes créatrices. Féminin pluriel propose une vingtaine de créations entre le design, l’art et l’artisanat, issues pour la plupart d’ateliers mis sur pied par la fondation.
Galerie 127
Ouverte dans le quartier historique du Guéliz, la galerie 127, de Nathalie Locatelli, est la seule du Maghreb à s’intéresser exclusivement à la photographie contemporaine. Elle défend des auteurs marocains, mais aussi étrangers, comme actuellement le photographe et musicien français Nicolas Comment. «Les galeries privées comme la nôtre jouent le rôle que devraient avoir les institutions officielles, encore très peu nombreuses à promouvoir la création contemporaine», note Nathalie Locatelli.
Voice Gallery
Ouverte il y a trois ans par le Napolitain Rocco Orlacchio dans un quartier industriel de Marrakech, la Voice Gallery promeut l’art contemporain marocain, mais aussi international. Son exposition actuelle, The Luxury of Dirt, tente de répondre à la question «Comment constituer une collection?» avec un ensemble d’œuvres d’une trentaine d’artistes, dont le Suisse Didier Rittener.
David Bloch
La façade couverte de dessins exubérants de la galerie de David Bloch donne tout de suite la couleur: le lieu est spécialisé dans le graffiti et le postgraffiti, comme la Fondation Speerstra à Apples, dans le canton de Vaud. Une spécialisation qui est aussi le signe du dynamisme de la scène artistique à Marrakech.




