Rencontre. Il a écrit 150 livres et en a vendu 35 millions dans trente pays. Le romancier français vivant le plus lu au monde vit discrètement sur la Riviera vaudoise. Dîner à l’Auberge de la Veveyse avec celui qui, passionné et truculent, se lance dans une nouvelle série mettant en scène le fils de son héros préféré, Ramsès. Le premier tome est intitulé «Les enquêtes de Setna».
Isabelle Falconnier
Chez lui, c’était chez moi. J’ai grandi à Blonay, il y habite depuis quatorze ans. Peut-être parce que les deux cœurs entrelacés qui figurent sur les armoiries de la commune des hauts de Vevey, sur la Riviera vaudoise, parlent à celui qui s’est marié à 17 ans avec son premier amour, Françoise, et qui, cinquante ans après, assure l’aimer davantage de jour en jour. Ou parce que la devise du village est «Blonay, douceur de vivre». Ou parce que, lorsqu’il y a dix-sept ans il cherchait à troquer son appartement de Nyon contre une maison, c’est ici seulement qu’il a trouvé de quoi abriter ses 10 000 livres sur l’Egypte, Mozart et l’histoire ancienne. De l’espace, de la lumière, la vue sur le lac, une piscine et trois bureaux: l’un où il écrit ses polars, l’autre pour ses lectures et recherches d’égyptologue, le dernier, le plus grand, sous les combles, pour le romancier.
Lui laissant le choix des armes, je me retrouve à l’Auberge de la Veveyse, sur la route de Châtel, entre Blonay et Châtel-Saint-Denis. C’est sa femme qui a repéré l’endroit, il y a quelques années, en allant faire ses courses. Depuis, c’est là qu’il emmène connaissances et famille. Un jour, il a expliqué dans la presse que c’est là qu’il avait mangé les meilleurs escargots de sa vie – durant des semaines, le chef Jean-Sébastien Ribette a vu défiler les clients venant réclamer à leur tour des escargots.
Cravate, lunettes, costume rassurant d’instituteur, Christian Jacq se transforme dès qu’il commence à parler. Truculent, passionné, pipelette, il pouffe sous sa fine moustache en commandant le vin. Un blanc de blancs de Chexbres en guise de champagne et un Tourmentin de Rouvinez pour la suite – crabe en gelée de céleri, chevreuil et sauce à l’airelle, sorbets. Il aime le vin en général – un «élixir de jouvence», écrit-il même à la première page de son nouveau livre, La tombe maudite –, il adore le vin suisse en particulier. Un jour, il croise sur l’autoroute une camionnette avec une indication «vins bios» sur le côté. Sa femme note le numéro de téléphone, appelle le vigneron, qui accepte une visite à domicile parce qu’il est fan de ses livres, et, depuis, Reynald Parmelin, patron du domaine La Capitaine, figure parmi ses producteurs préférés. «Surtout son mélange merlot et cabernet!»
La tombe maudite est le premier d’une nouvelle série de quatre volumes intitulée Les enquêtes de Setna. Il sera suivi par Le livre interdit, Le voleur d’âme et Le duel des mages en janvier, mars et mai prochains. Le héros en est Setna, fils de Ramsès II, prince, scribe, magicien, aux prises, dans ce premier tome, avec la disparition du précieux vase scellé d’Osiris, qui contient le secret de la vie et de la mort. «Les Egyptiens eux-mêmes avaient fait de Setna un héros d’épopées!» Mélange efficace et énergique de suspense, d’histoire et d’amour, La tombe maudite est son 44e roman et quelque chose comme son 150e livre si l’on compte sa trentaine d’essais, ses œuvres pour la jeunesse, sa quarantaine de polars rassemblés dans la collection Les Dossiers de Scotland Yard, signés J. B. Livingstone, sa quinzaine d’Enquêtes de l’inspecteur Higgins, les dizaines d’Enquêtes de lord Percival signées Christopher Carter, les cinq volumes de la série Basile le Distrait publiés sous le pseudo de Célestin Valois et les œuvres en collaboration avec d’autres auteurs sur les cathédrales ou l’astrologie. «Ma femme dit que j’ai plusieurs cerveaux! Il est vrai qu’enfant, je pouvais déjà à la fois suivre le cours et écrire une histoire. Les polars, j’ai commencé à les écrire pour me reposer. C’est irrésistible!»
Trois coups de foudre
Sa vie se résume à «trois coups de foudre»: sa femme, l’Egypte, l’écriture. L’Egypte, il la reçoit en plein cœur à 13 ans, lorsqu’il s’achète, avec l’argent reçu pour son anniversaire, l’Histoire de la civilisation de l’Egypte ancienne, de Jacques Pirenne. «J’ai eu une illumination. C’était mon pays.» Il est alors fils d’un pharmacien parisien pionnier de l’homéopathie et passe la plupart de son temps chez sa grand-mère, son héroïne, «pionnière du divorce», une «paysanne-lectrice» qui élevait des poissons rouges et des cochons d’Inde au fond de son épicerie. Il trouvera le moyen de la garder toujours avec lui en en faisant un personnage clé de sa série Les enquêtes de l’inspecteur Higgins: l’intendante de Higgins, celle qui veille et s’occupe de ce double de l’auteur…
A 17 ans, son mariage est suivi d’un voyage de noces en Egypte. Le Nil, Louxor, Memphis, la rencontre avec le colosse couché de Ramsès II. Ce voyage lui «ouvre le cœur et l’esprit». Il enchaîne avec des études d’archéologie et d’égyptologie, doctorat à la Sorbonne sur Le voyage dans l’autre monde selon l’Egypte ancienne. A 21 ans, il signe un premier livre, un essai sur les liens entre l’Egypte ancienne et le Moyen Age. Suit une première carrière de chercheur, d’historien, de producteur radio à France Culture et de collaborateur avec diverses maisons d’édition. Il dirige une collection consacrée aux gloses, pond un guide des cités de Karnak et Louksor.
Sa deuxième vie commence à 40 ans, en 1987, lorsqu’il publie Champollion l’Egyptien, inspiré d’un récit de voyage en Egypte du déchiffreur des hiéroglyphes. Son quatrième roman est un énorme succès. «Ma femme me dit alors: «On quitte Paris, tu arrêtes le reste, et tu écris.» J’étais terrorisé. C’était risqué, mais elle savait ce qui était bon pour moi et nous.» Ils se posent quelques années à Aix-en-Provence. Christian Jacq enchaîne alors livres et succès. L’affaire Toutankhamon en 1992, les trois tomes du Juge d’Egypte en 1993 et 1994, passe d’un éditeur à l’autre (Julliard, Grasset, Plon) jusqu’à sa rencontre avec Bernard Fixot, alors patron de Robert Laffont, le seul à ne pas lui expliquer que s’il veut être pris au sérieux, il doit écrire moins, le seul à comprendre son projet fou en cinq tomes (car les pharaons ont cinq noms) autour de la vie du pharaon Ramsès II. La saga se vendra à 13 millions d’exemplaires. C’est naturellement que Jacq suit Fixot lorsque celui-ci, en 1999, fonde les Editions XO. «C’est un vrai aventurier, et un amoureux de la lecture comme j’en connais peu!»
Pas d’ordinateur
A 67 ans, Christian Jacq écrit tous les jours, plus de dix heures par jour. A la main: «J’ai besoin du contact physique avec le stylo et le papier. J’écris avec mon sang, ma chair et mes sentiments. A l’ordinateur, je ne peux pas faire passer la même chose.» Il dort très peu, quatre heures par nuit. Entre 1 h et 3 h du matin, l’égyptologue qu’il est tient au courant le romancier qu’il est tout autant des dernières publications scientifiques en la matière. Il lit «tout» ce qui se publie sur le sujet, en apprend «tous les jours». L’Egypte n’était pas à la mode, il y a trente ans. «Les journalistes avaient peur de mes livres. Ils pensaient que ça n’intéresserait personne.» Elle l’est devenue, un peu grâce à lui, aime-t-il croire. Il a toujours des dizaines de projets en route, autant de dossiers qu’il alimente régulièrement. Et, parfois, en choisit un pour lancer une nouvelle saga, un polar. «Je pratique une activité solitaire. Tout tourne autour de mon travail, de mes recherches. Il faut une épouse avec un sacré caractère pour supporter cette vie.» Sa femme, justement, relit ses pages au fur et à mesure. «Elle est très proche de mon œuvre. On discute ensemble des personnages.» C’est elle d’ailleurs qui a décidé, en 2011, de créer les Editions J, chez eux à Blonay, pour rééditer sous son nom tous les polars écrits sous pseudo depuis trente ans.
Le succès le rend «extrêmement reconnaissant». «Je suis toujours émerveillé lorsqu’un de mes livres est lu dans le monde entier. La vie peut être très belle!» Une fois par semaine, il répond à ses lecteurs. Des passionnés lui demandent d’écrire leur nom en hiéroglyphes. Par deux fois, on lui a écrit avoir renoncé à se suicider après avoir lu un de ses livres. «C’est très fort, lorsqu’on reçoit ce genre de lettre.» Les critiques lui glissent dessus comme l’eau sur les plumes d’un canard, tout autant que le rappel du bras de fer qui l’a opposé en son temps à feu Christiane Desroches Noblecourt, l’autre romancière de l’Egypte, qui avait répliqué aux cinq tomes de l’épopée Ramsès de Jacq chez XO avec un monumental Ramsès II, la véritable histoire. «Dans ce milieu, tout le monde se déteste…» Ou les soupçons sectaires, lorsqu’il était à Aix. «J’ai deux maîtres, Ramsès et Mozart. Je ne suis le gourou de personne. Si les gens ne comprennent pas, tant pis pour eux.»
L’Égypte, une lecon pour aujourd’hui
Il n’a pas l’impression d’écrire des romans historiques. «J’écris des romans contemporains! L’homme n’a pas changé en trois mille ans. La technologie, les conditions de vie ont changé, mais pas les aspirations de l’homme, ses rêves, ses émotions.» Il est persuadé que notre époque peut tirer des leçons de la civilisation égyptienne. «Nous sommes dans une crise de société fondamentale, énorme. L’Europe est une déception pour beaucoup. Zemmour écrit un livre intitulé Le suicide français… Quelle expression terrible! Il y a quelque chose qui ne va plus, un logiciel qui est détraqué. L’Egypte et sa stabilité incroyable peuvent être une inspiration. Je pense à des valeurs comme la justice ou la solidarité, au cœur de la société égyptienne d’alors. En Europe, aujourd’hui, on parle de justice à deux ou trois vitesses, on n’a plus confiance. Or, la justice, c’est l’énergie de la société. Si on est petit et qu’on sait qu’on a les mêmes chances que les grands, cela change tout à l’état d’esprit. Quant à la solidarité, elle incarne la cohérence de la société. L’existence des Restos du cœur ou du téléthon prouve l’absence de solidarité de base.»
Il n’explique pas pourquoi, il y a cinquante-cinq ans, il a été ravi, transporté, enlevé, illuminé par l’Egypte, au point d’y consacrer sa vie, son âme. «C’est un mystère. On a tous un génie, une flamme qui ne demande qu’à s’allumer. Parfois, on rencontre son détonateur. Ensuite, c’est une question de fidélité. Il faut creuser sa route, persévérer. Au début, j’ai été fasciné par la splendeur de l’Egypte, qui a tout inventé, de l’architecture à la médecine et la littérature. Maintenant, je sais qu’au fondement de mon œuvre, il y a le sens que l’Egypte peut donner aux lecteurs, et à moi.»
La bouteille de Tourmentin a livré ses amours. Après le rire, les larmes. Ses yeux se mouillent lorsqu’il évoque Geb, son chien, un bâtard noir baptisé d’après le dieu égyptien de la terre, avec lequel il pose sur toutes les photos. Geb est mort il y a cinq ans après dix-sept ans de vie commune. «Une histoire magique, une symbiose parfaite…» Geb avait sa chambre dans la maison de Blonay, avec des livres. «Mon chien savait lire, j’en suis persuadé. Je lui parlais. Il me répondait. En promenade, il savait toujours où nous allions, il devinait tout.» Sa fille, artiste, qui depuis peu les a rejoints sur les bords du Léman, lui a sculpté la tête de Geb, qu’il a posée sur son bureau. «J’ai tellement de choses à faire encore! A la fin de sa vie, Mozart enrageait contre son corps qui le lâchait trop vite. Je veux mourir en ayant l’impression d’avoir tout donné!»
En guise de cadeaux de Noël, il a amené des livres dédicacés pour le couple de patrons de l’Auberge. Le chef sort de la cuisine pour le remercier. Christian Jacq se lève, ouvre les bras. «Quel repas!» Pendant quelques secondes, on ne sait pas lequel remercie l’autre.
«Les enquêtes de Setna. Tome 1: la tombe maudite» XO Editions, 280 p.