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Le monde selon Jeff Koons

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Jeudi, 20 Novembre, 2014 - 06:00

Trajectoire. La première rétrospective complète consacrée au sulfureux artiste américain débarque au Centre Pompidou de Paris. Divertissante et provocante, «Jeff Koons, la rétrospective» raconte trente ans d’histoire de l’art moderne et présente surtout l’artiste en génial commentateur de l’époque.

Génie ou plaisantin? Artiste ou escroc? Créateur ou communicateur? Critiques et public ont passé les trente dernières années à se crêper le chignon à propos de Jeff Koons. Seule certitude: les montants astronomiques que déboursent pour lui les collectionneurs. En novembre dernier, Balloon Dog (Orange), un toutou métallique orange long de plusieurs mètres, est devenue l’œuvre d’art la plus chère vendue aux enchères par un artiste vivant, en atteignant 58 millions de dollars chez Christie’s. La première grande rétrospective consacrée à son œuvre, après avoir fait un triomphe entre juillet et octobre au Whitney Museum of American Art de New York, débarque au Centre Pompidou de Paris, mettant tout le monde d’accord: l’homme a de la suite dans les idées.

Chronologique, didactique, l’exposition rassemble quelque 100 sculptures et peintures en un parcours retraçant, décennie après décennie, la progression de l’artiste américain. Surprise: ce n’est ni le génie ni l’escroc qui apparaissent, mais le commentateur constant de son époque, la nôtre par ailleurs. Que ce soit Michael Jackson and Bubbles ou Buster Keaton en 1988, Rabbit en 1986, Hulk, Popeye ou Titi en 2004, ces sculptures ont pioché dans les icônes du temps pour devenir, à leur tour, d’autres icônes de notre temps.

D’un univers à l’autre

Dès les années 70, à 20 ans, Koons, qui raconte s’être arrêté de peindre pour acheter des objets et rejouer les ready-mades de Duchamp, glane des jouets gonflables dans les boutiques bon marché de l’East Village. Il les dispose sur des miroirs: ce sera les Inflatables, sa première série. Pour la série The New, il s’empare ensuite du symbole de la modernité domestique triomphante, du bonheur pragmatique, l’aspirateur, et en enchâsse dans des vitrines pour qu’ils conservent pour toujours l’éclat du neuf.

Dans les années 80, il plonge dans l’univers du sport, particulièrement du basket, mythe américain d’ascension sociale habilement exploité par les labels dominants comme Nike. La série Equilibrium, techniquement incroyablement sophistiquée, propose par exemple des aquariums contenant des ballons de basket en équilibre dans de l’eau distillée pour lesquels Koons fait appel au Nobel de physique Richard P. Feynman.

Il poursuit, dans la série Luxury and Degradation, l’exploration des stratégies publicitaires déployées par les grandes marques, reprend et détourne slogans et clichés destinés à vendre de l’alcool autant qu’un style de vie. A la fin des années 80, Banality s’empare de motifs de la culture naïve et populaire, comme la Panthère rose, saint Jean-Baptiste ou les figurines Hummel, et en fait des agrandissements en porcelaine spectaculairement kitsch.

La polémique

Au début des années 90, artiste désormais reconnu, Koons brouille les pistes en se mettant en scène avec une pro du cinéma porno, Ilona Staller, alias la Cicciolina, et emprunte au genre son univers esthétique pour de grandes photographies colorées et farcesques rejouant à l’infini Adam et Eve. Pornographique, bien que se référant aux classiques du baroque, Bernin, Fragonard ou Boucher, la série Made in Heaven fait scandale lors de sa présentation à la Biennale de Venise.

Pour Celebration, il se saisit de nouveau d’objets de la banalité, cette fois cœurs, œufs enrubannés, ballons de baudruche, et les transforme en formes sculpturales, rutilantes et gonflées via des technologies de pointe nécessitant parfois plusieurs années de travail. Les séries Popeye (2003) ou Hulk Elvis (2007) gravitent autour des superhéros de la culture de masse américaine.
Avec Antiquity, dès 2009, Jeff Koons inscrit son art dans un dialogue culturel toujours plus large, exploitant un répertoire qui va de l’art paléolithique à la sculpture classique. Ses derniers Gazing Ball (2013) juxtaposent des ornements de jardin à des moulages en plâtre de chefs-d’œuvre de la sculpture classique.

Jeff Koons, c’est l’artiste qui a déclaré: «Je recherche toujours la familiarité afin que le public ne se sente pas menacé par ces images.» Et: «Mon travail est contre la critique. Il cherche à abolir le jugement, afin que l’on puisse regarder le monde et l’accepter dans sa totalité. Si l’on fait cela, on efface toute forme de création de hiérarchies.» Salle après salle, Jeff Koons, la rétrospective impose une certitude: il (artiste? escroc? communicateur?) a réussi son coup. Banality libère le jugement de goût, Made in Heaven délivre le public de la honte et de la culpabilité associée à l’acte sexuel, Gazing Ball souligne avec lucidité l’inéluctable destin décoratif des œuvres d’art, tout chefs-d’œuvre qu’elles soient, dans les jardins des riches comme des banlieusards. Dans le langage positif, joyeux et so American de Koons, l’art est partout.

Mieux: l’art est toujours le même. Le message est à la fois philosophique – Tout s’en va, tout revient –, déprimant – On ne crée jamais rien d’original – et extrêmement positif – Ça ne fait rien, le monde est beau, profitez-en!

Une œuvre consensuelle

Critique de la fonction critique de l’art, Koons se retrouve pourtant aujourd’hui dans la position paradoxale d’un artiste subversif proposant une œuvre consensuelle destinée au public le plus large. Cette rétrospective impose son tempo: sans même que l’on se soit vraiment mis d’accord sur son statut, sa valeur artistique, Koons fait désormais partie de l’histoire de l’art par le simple fait qu’il s’approprie cette histoire avec plus de vigueur que n’importe qui auparavant. De fait, le spectateur se retrouve dans l’impossibilité d’émettre un jugement. Aucun des critères habituels utilisés pour juger une œuvre ne s’applique ici. La technique de chacune des séries est tellement poussée, reposant sur la grosse centaine de personnes travaillant dans son atelier, que sa perfection en est incontestable. Et l’émotion, autre critère d’appréhension des œuvres, est volontairement absente des surfaces lisses, glissantes, brillantes de ses objets difformes ne se parlant qu’à eux-mêmes.

Koons, se mettant à la portée de nos goûts, à leur écoute, en reprenant à son compte l’imagerie populaire de toujours, n’hésitant pas à la copier, quitte à se faire accuser de plagiat à de multiples reprises, inverse les rôles. Les artistes, c’est vous, semblent crier ses œuvres ultradémagos qui nous flanquent en gros plan les objets que nous avons chez nous, sur notre cheminée, notre pelouse, dans nos livres d’enfants. Dieu est mort, les idéologies avec? Ne cherchez pas plus loin. L’art est mort, aussi. Et certains sont prêts à payer beaucoup pour cette information.

«Jeff Koons, la rétrospective». Du 26 novembre au 27 avril. Centre Pompidou, Paris. www.centrepompidou.fr


Profil
Jeff Koons

1955 Naissance à York en Pennsylvanie.
1972 Maryland Institute of Art de Baltimore, puis School of the Art Institute de Chicago.
1976 S’installe à New York.
1985 Première exposition personnelle avec la série Equilibrium.
1990 Scandale à la Biennale de Venise avec la série érotique Made in Heaven.
1991 Mariage avec la Cicciolina, mère de son fils Ludwig en 1992.
2002 Mariage avec Justine Wheeler, mère de ses six enfants suivants.
2007 Devient l’artiste vivant le plus cher au monde avec la vente de Hanging Heart chez Christie’s.
2008 Versailles accueille pour la première fois un artiste vivant.

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