Analyse. Marcela Iacub voit dans «The Giver», de Phillip Noyce, film pourtant raté, la critique de notre société aseptisée qui ne supporte plus les émotions violentes.
Marcela Iacub
Il arrive parfois qu’en ratant une chose nous arrivions à en faire une autre que nous n’avions pas prévue. Et peu importe qu’elle soit moins belle, moins profonde, moins ambitieuse que celle que nous avons ratée. Elle peut même se révéler plus originale que la première. Voilà ce qui arrive à l’Australien Phillip Noyce, médiocre réalisateur de The Giver.
L’histoire, tirée du best-seller homonyme de Lois Lowry paru en 1993, a lieu dans un futur lointain. Les sociétés humaines vivent dans de petites communautés ultraégalitaires où l’on attribue une place à chaque individu. Afin de se débarrasser de la violence et des conséquences déplorables de la liberté de choix, la nouvelle société a fait en sorte de «nettoyer» la population de ses émotions. Le climat est lui aussi soumis au même traitement. Dans ce monde nouveau, il n’y a plus de neige ni de volcans ou d’orages. Tout le monde ignore les cris et les couleurs de la mer. En bref, pour éliminer la violence, la cruauté, l’envie, les gardiens de ces sociétés parfaites enlèvent aux individus la beauté des émotions produites par l’amour, par l’art, par le sexe, par la nature. Comme si Eros, la pulsion de vie, et Thanatos, la pulsion de mort, ne pouvaient pas se séparer l’une de l’autre.
Pour empêcher l’explosion des émotions, les Sages gardiens soumettent ces petites populations à des injections quotidiennes. Ils surveillent le sens des mots. Ils s’efforcent aussi de barrer l’accès aux souvenirs de ce qui avait été la vie auparavant. Il n’y a qu’une personne qui conserve la mémoire du passé: The Giver. Son rôle est d’aider les gouvernants à faire des choix. Le drame va se déclencher au moment où Jonas est élu pour remplir ce rôle. Grâce aux enseignements qu’il reçoit, il comprend ce qu’étaient les anciennes sociétés. Notamment le fait que les belles choses comme l’amour, l’art ou le désir sexuel avaient comme contrepartie la sauvagerie de la guerre, la haine et la cruauté. Il découvre soudain quelque chose qui mettra en miettes les hypothèses sur lesquelles les nouvelles sociétés idylliques ont été fondées: loin de disparaître, la cruauté s’exprime voilée. On tue des innocents, nourrissons, vieux, inadaptés, tout en niant ce que l’on fait. Alors que l’amour, lui, a disparu grâce aux drogues et à l’endoctrinement de la population.
Libérer les souvenirs
C’est pourquoi Jonas décide de se révolter pour que l’humanité puisse de nouveau éprouver le vertige des émotions. Pour y arriver, il devra libérer les souvenirs de ses compatriotes en courant le risque d’être assassiné par les Sages.
On peut interpréter ce drame de deux manières différentes. Dans la première, The Giver n’est rien d’autre qu’un éloge du monde actuel. On peut se plaindre de l’horreur de tant de choses! Mais on a l’amour, la musique, le cinéma, les animaux exotiques, les montagnes, les poèmes, la neige! Toutes ces beautés ne sont-elles pas plus fortes que les maux qui nous accablent? C’est pourquoi, au lieu de nous plaindre de cet «enfer», nous devrions prendre la mesure de la chance que nous avons et remercier les étoiles. Dans la seconde, ce film est une critique furibonde de nos sociétés aseptisées, dopées aux antidépresseurs, méfiantes du sexe, prêtes à traquer toute déviance, si minime soit-elle. Des sociétés dans lesquelles la violence est plus présente que jamais par l’intermédiaire des Etats ultravigilants. Ces derniers, sous couvert de nous protéger les uns des autres, étouffent notre spontanéité et donc tous nos espoirs de fureur et de ferveur. Les sociétés passées deviennent moins un exemple à suivre qu’un champ de réflexion. Elles nous permettent d’imaginer ce que nous pourrions faire pour sortir de notre enfermement actuel. Car nous aussi, comme dans The Giver, nous avons perdu le beau sans nous être débarrassés du laid. Nous avons étouffé Eros tandis que Thanatos a survécu déguisé. C’est pourquoi, au lieu de mourir poignardés dans les rues ou anéantis dans des guerres, nous sommes tués à petit feu par le désespoir d’être si polis, si propres, si seuls.
On peut parier que le réalisateur a voulu que nous adhérions à la première interprétation et que nous sortions du cinéma en nous réjouissant de vivre dans un monde aussi formidable que le nôtre. Un monde dans lequel nous avons la chance de nous émouvoir par des œuvres comme The Giver. Mais le film est si mal fait, les comédiens si peu crédibles que nous adhérons immédiatement à la seconde interprétation. C’est ainsi que nous nous disons que ce film est si vrai dans sa manière de décrire nos sociétés actuelles que sa médiocrité n’est pas accidentelle mais recherchée. Le succès énorme que rencontrent certains films trop faibles est lié au fait que même quand nous cherchons à nous divertir, nous ne supportons pas la violence de la beauté, de l’intelligence ou de la vérité. A l’instar de la société idyllique que nous présente The Giver, la nôtre est, elle aussi, trop aseptisée pour le supporter.
«The Giver».
De Phillip Noyce.
Avec Jeff Bridges, Meryl Streep, Brenton Thwaites, Katie Holmes. USA, 1 h 37.