Science-fiction. Le dessinateur et scénariste français met un terme au «Cycle de Cyann», une grande saga dont le premier tome est paru en 1993.
Une plaquette s’intitule L’œuvre magistrale de François Bourgeon, l’autre François Bourgeon, 35 ans de création. Les Editions Delcourt ne font pas dans la demi-mesure: afin d’assurer dignement la promotion des Aubes douces d’Aldalarann, sixième et ultime tome du Cycle de Cyann, commencé au début des années 90 par le dessinateur et scénariste, elles rendent à Bourgeon ce qui est à Bourgeon.
A l’heure où il boucle sa troisième grande série après Les passagers du vent (1979-2010) et Les compagnons du crépuscule (1983-1989), le Français peut en effet à juste titre être présenté comme un des grands noms de la bande dessinée française, même si sa volonté de rester en retrait – il ne prend par exemple jamais part à des séances de dédicace – l’a peut-être privé d’une notoriété plus grande encore.
Cyann, un personnage évolutif
«Je relativise beaucoup les choses, je reste très distant par rapport à tout ce qui peut ressembler à de la notoriété, assure le dessinateur, joint à son domicile breton, lorsqu’on évoque cette œuvre magistrale. Vous savez, je suis assez lucide sur ce que sont les êtres humains et l’importance qu’on leur accorde une fois qu’ils ont disparu. Je pense qu’il y a bien des gens qui se sont crus très importants et dont on ne connaît même plus le nom. Ce qui est important, pour moi, c’est de bien remplir ma vie en faisant un métier qui m’amuse. La seule chose qui me fasse réellement plaisir, c’est de voir des lecteurs contents; je me dis alors que je n’ai pas perdu mon temps. Mais, quand bien même je l’aurais perdu, je préfère prendre le risque de ne pas plaire en faisant quelque chose qui me plaît plutôt que l’inverse.»
A l’origine de cette grande saga de science-fiction qu’est Le cycle de Cyann, il y a Cyann, une héroïne que le lecteur va voir évoluer au sens premier du terme, puisque s’il l’a découverte en adolescente de bonne famille fort capricieuse, il va la quitter au terme des Aubes douces d’Aldalarann en femme posée et responsable. «J’ai dès le départ eu le désir de développer la thématique de l’espace-temps et d’avoir un personnage plus évolutif que ceux que j’avais pu mettre en scène jusqu’à présent. C’est-à-dire un personnage que l’on prend à un degré de grande médiocrité et dont on fait quelqu’un de beaucoup plus intéressant à la fin de l’histoire. C’est quelque chose qui me tenait à cœur, parce que ça devrait être le désir de chaque individu que de partir un peu moins bête qu’il n’est arrivé sur Terre, un peu plus intéressant et non pas seulement intéressé, ce qui est malheureusement souvent le cas.»
Un soulagement et un abandon
Dans La sOurce et la sOnde, premier tome du cycle, Cyann se voyait chargée de diriger une expédition interstellaire afin de trouver un remède capable d’éradiquer une épidémie décimant la population mâle de la planète Ohl. A la fin du sixième tome de ses aventures, après maintes péripéties qui vont la faire voyager aux confins de l’espace et du temps, la voici enfin sereine. On n’en dira pas plus. Après vingt et un ans et un rythme de parution rendu très lent à cause d’un litige avec un éditeur puis la faillite d’un autre (les cinq premiers tomes ont aujourd’hui été réédités par Delcourt), François Bourgeon a dû se résoudre à dire adieu à son héroïne. «C’est à la fois une sorte de soulagement et un abandon, avoue-t-il. Si ce n’est que, pour l’auteur, la séparation n’est pas la même que pour le lecteur, car un personnage fait toujours un peu partie de lui. Mais j’ai toujours conçu mes albums comme les chapitres d’un roman, avec une introduction, un développement et une conclusion, il faut donc bien mettre un point final à un moment ou à un autre. Et, dans ce sixième album, on voulait vraiment donner les explications que le lecteur était en droit d’attendre après avoir lu les cinq premiers.»
François Bourgeon aime être surpris par ses personnages, se laisser guider. Au départ, il ne savait pas combien de tomes il lui faudrait pour achever Le cycle de Cyann. «Le nombre de pages et d’albums est quelque chose de très fluctuant. Si dès le départ on connaissait tout jusqu’à la fin, on s’ennuierait mortellement, on ne serait plus que les exécutants de notre propre travail.» Avoir comme personnage principal une femme, ce qui était déjà le cas dans Les passagers du vent et Les compagnons du crépuscule, était en revanche une évidence.
Jouer avec l’imaginaire
«Ayant commencé dans la presse enfantine, j’ai dessiné beaucoup de petites filles et me suis habitué aux héroïnes, confie François Bourgeon. Il y a ensuite eu cet épisode avec Robert Génin, qui était scénariste de Brunelle et Colin et m’a conforté là-dedans. J’ai trouvé une manière de raconter des histoires qui me plaisait, et qui me permettait d’avoir un récit beaucoup plus nuancé que si j’avais choisi des guerriers, des cow-boys ou des aventuriers. Puisque mes deux premières séries se déroulaient dans des époques reculées, ça me permettait d’avoir un regard féminin sur le monde à une époque où la femme n’avait pas les mêmes droits qu’aujourd’hui, même s’il y a encore des progrès à faire. Je peux exprimer beaucoup plus de choses et cheminer avec la différence, et non avec la similitude. Ça me permet, si l’on veut, d’aller au-devant de l’autre.»
Après deux séries réalistes, le dessinateur a pris plaisir à jouer avec l’imaginaire et l’immense champ des possibles ouvert par la science-fiction. N’étant lui-même pas un grand lecteur de SF, il s’est même interdit de le devenir, par peur d’être influencé et de rentrer dans des querelles de spécialistes. Il s’est beaucoup appuyé sur Claude Lacroix, lui-même auteur, pour l’aider à façonner l’univers de Cyann. «Durant les étapes préparatoires, nous discutons entre nous et nous nous répartissons le travail en fonction de nos intérêts. Il s’est ainsi chargé des vaisseaux spatiaux et de l’architecture des villes, tandis qu’on s’est partagé les costumes, la flore et la faune, tout en inventant ensemble les néologismes dont j’avais besoin. Ce que j’aime, c’est que l’auteur est une sorte d’historien jugeant une époque, qu’elle soit réelle ou non, en fonction des problèmes que rencontre la sienne. Dans le monde de Cyann, quand on est sur Marcade, il y a finalement des similitudes, ou du moins quelques angoisses communes, avec les problèmes économiques que l’on connaît sur notre planète.» Lorsque s’effondre le quartier des affaires de Marcade (illustration ci-contre), on y voit d’ailleurs une métaphore évidente de la crise économique qui met à mal les sociétés occidentales depuis le début du XXIe siècle.
Découpage cinématographique
La lecture des albums de François Bourgeon procure un double plaisir. On est d’abord happé par des histoires palpitantes et une narration admirablement maîtrisée, avant de les parcourir une seconde fois par pur plaisir esthétique, pour admirer la grande force et l’expressivité des dessins, et la manière dont le Breton d’adoption joue avec les cadrages et le découpage pour donner un rythme quasi cinématographique à ses planches. «Je suis comme Van Gogh lorsqu’il se demandait comment faire bouger des épis de blé sur sa toile. Tel un peintre, le dessinateur de BD, qui n’a ni la musique, ni la parole, ni le mouvement, est obligé de faire comprendre tout cela avec des astuces. Et il est évident que le découpage cinématographique a eu sur les gens de ma génération une grande influence. L’art du cadrage et de l’ellipse m’est venu assez naturellement.»
C’est après avoir suivi une formation de maître verrier que François Bourgeon se tourne vers la bande dessinée. Passionné par la narration, il a préféré abandonner le vitrail par besoin viscéral de raconter des histoires. A 69 ans, il avoue ne plus vouloir se lancer dans une grande série, mais compte publier des histoires en deux tomes, comme il l’a fait il y a quelques années avec La petite fille Bois-Caïman, un diptyque clôturant la saga des Passagers du vent. François Bourgeon, 35 ans de création, et ce n’est pas fini…
«Le cycle de Cyann, t. 6: Les aubes douces d’Aldalarann». De François Bourgeon & Claude Lacroix. Ed. Delcourt, 64 p.