Confidences. Philippe Chappuis propose avec «Happy Parents» un condensé génial, subtil et hilarant de la condition de géniteur. Il livre à «L’Hebdo» quel fils il a été, et quel père il espère être.
Propos recueillis par Isabelle Falconnier
«J’ai été papa à 28 ans, puis à 33 ans, et une troisième fois à l’âge de 38 ans. Contrairement à la mère, un père n’est jamais préparé. Mais, à la seconde où Arthur est né, je suis devenu père. J’ai ressenti quelque chose de physique, un tressaillement, comme Rousseau lorsqu’il parle de son père. Je suis passé instantanément du stade garçon insouciant au stade papa. Tout ce qu’on peut nous dire avant ne sert à rien. Lorsque vous êtes parent, vous vous retrouvez parfois à dire des choses comme: “J’ai envie de les jeter par la fenêtre”, et les non-parents trouvent cela horrible. Ils ne peuvent pas comprendre.
» Papa, c’est le plus vieux métier du monde. C’est vraiment un métier: tu as un cahier des charges long et précis. Et une fois que tu es père, tu n’es jamais tranquille. Tu es toujours en train de te demander ce que fait ta fille, ton fils, tu envoies des SMS, on ne te répond pas. C’est une gêne heureuse et consentie.
» Mais c’est un métier que je pratique avec un certain dilettantisme. J’accepte que certaines journées ne soient pas parfaites. Si je pratiquais mon métier de dessinateur ainsi, je ne serais pas arrivé aussi loin. Mais en tant que parent, ce dilettantisme est vital. Les parents parfaits n’existent pas: entre l’idéal de parent et la réalité, il y a un monde que l’on admet aujourd’hui. Par exemple, on n’aime pas faire le flic, mais on fait le flic. Heureusement, car il y a une grande pression sur les parents. Depuis Dolto, on doit être épanouissant, on doit permettre aux enfants de s’accomplir, c’est supercompliqué! A l’époque de mes parents, c’était plus simple. La pression était surtout sociale, il fallait que l’enfant réussisse un vrai métier, et basta. Mes parents me voyaient bien médecin… Aujourd’hui, on invente de nouvelles manières d’être parents, on tâtonne. Les idées soixante-huitardes ont été libératrices pour les enfants, mais un emprisonnement terrible pour les parents. Désormais, il faut des cours de poterie, un psy, des répétiteurs. On ne peut plus se contenter de nourrir, loger et aimer nos enfants. On est des monstres si on ne leur fait pas faire des heures de parascolaire. Du coup, nous sommes toujours poussés à notre seuil d’incompétence. Le bon côté est que cela nous pousse à être plus créatifs dans tous les domaines, des devoirs aux repas du soir.
» Je suis un père cadrant mais pas à fond dans l’autorité. Les mères de mes enfants m’ont souvent poussé à l’être à leur place. Mais je ne vois pas pourquoi ce devrait être le job des hommes. On a hérité d’un modèle familial aux rôles de père et de mère très figés qui n’existe plus. Mon père était policier, ma mère couturière à la maison. Ils n’avaient évidemment pas lu Dolto. J’ai eu une enfance simple et heureuse. Mon père était un colosse sympathique. Je me sentais toujours en sécurité lorsqu’il était à la maison. Il m’a laissé quitter les Arts déco pour travailler dans des magazines, me disant que je serais riche d’autre chose si je faisais un métier qui me plaisait, contrairement à lui qui avait dû travailler tôt pour gagner sa vie.
» J’essaie d’être un père présent, même si c’est difficile, puisque je suis séparé des mères de mes trois enfants, les deux plus jeunes habitant même Paris. Ils viennent en Suisse une fois par mois, et je vais en France régulièrement. Je conserve les liens de toutes les manières possibles, j’essaie de connaître leur quotidien, leurs profs, leurs copains. Dans vingt ans, mes enfants me diront si j’ai été nul ou pas. Parfois, des éléments anecdotiques pour nous sont fondateurs pour eux, et vice versa. Je me souviens d’une journée à la montagne avec mon fils aîné comme d’une journée exceptionnelle, qui ne lui a laissé aucun souvenir! Je vis avec les enfants de ma femme, Mélanie, Quentin et Paloma, 8 et 6 ans. Un beau-père n’a pas la même pression. Tu as envie que ça marche, tu es garant du cadre, mais tu n’es pas responsable de leur éducation, in fine.
«Tel père, tel fils»
» Les enfants sont comme des miroirs. Chacun m’a fait apprendre quelque chose sur moi, en me confrontant à des expériences que j’avais bien ou mal traversées. Par exemple, je m’énerve tout de suite lorsque les enfants ont des problèmes à attacher leurs chaussures, parce que ça me renvoie à la souffrance que j’ai ressentie longtemps à ne pas y arriver moi-même. J’essaie de partager avec eux ce que j’aime faire, les promenades, les expos, même si, pour eux, c’est pas le paradis. Laser Game est un bon exemple de ce qu’on aime tous faire! Il ne faut pas s’effacer et ne faire que des activités qu’ils demandent. J’adore marcher; pour les enfants, c’est une torture. Alors on cherche un sommet, un but facile. Le bonheur de partager quelque chose vaut tous les compromis. J’ai aimé toutes les étapes de la vie de mes enfants. Le côté éphémère de l’enfance est fascinant.
» On dit “Tel père, tel fils”, et cela devient vrai avec le temps. A 15 ans, je pensais que tout me différenciait de mon père et, quand mon fils aîné est arrivé, je pensais que je serais un père totalement différent de lui. Mais plus je vieillis, plus je reconnais en moi des attitudes de mon père. Il se moquait de moi et de ma sœur, nous apprenant l’autodérision. Je ne pensais pas que je le faisais jusqu’à ce qu’on me le fasse remarquer. Comme la notion d’ordre moral: mon père ne pouvait pas dormir s’il avait une facture impayée. J’ai hérité en partie de cela.
» Happy Parents est mon quatrième livre. Lorsque j’ai ramené à la maison les premiers exemplaires, les cinq enfants se sont plongés dedans immédiatement. Je l’ai pris comme un compliment! Je fais depuis toujours des croquis liés à la vie quotidienne. Mélanie m’a poussé à en faire un album. Je pensais que parler des parents était institutionnel, voire ringard, comme Boule et Bill. Mais après vingt ans de Titeuf, j’ai été séduit par l’idée de passer de l’autre côté. J’ai d’ailleurs dessiné les parents de Titeuf pour l’album… mais je n’ai pas retenu la planche. J’avais envie de raconter notre quotidien, de faire du burlesque sociologique. Etre parent aujourd’hui, c’est unique, ce n’est pas comme nos parents l’étaient, ou comme nos enfants le seront. Et montrer que l’on peut rire de situations parfois difficiles. Il a suffi d’ouvrir le robinet: j’avais accumulé beaucoup d’histoires! Et j’avais besoin de sortir tant de choses. Parfois, les dessins sont vertigineux pour moi, car j’y suis à la fois l’enfant et le parent, l’enfant qui trouvait ses parents ringards, le parent que ses enfants tournent en bourrique.
» Côté paternité, on dit aussi que je suis le papa de Titeuf. Cela choquait mon fils aîné quand il était petit. Normal, c’était lui, mon fils, pas Titeuf. C’est l’occasion de mettre les choses au point: je ne me sens pas le papa de Titeuf, puisque Titeuf, c’est moi…»
Exposition des planches de l’album à la Librairie Raspoutine, à Lausanne, du 31 octobre au 30 novembre. Vernissage le 31 octobre dès 17 h 30 en présence de Zep.