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L’idole des jeux de l’amour

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Jeudi, 2 Octobre, 2014 - 05:57

Essai. Dans «Elle l’adore», Sandrine Kiberlain est groupie du chanteur à succès Vincent Lacroix. Un jour, il sonne à sa porte. Il a un cadavre à enterrer… Marcela Iacub y voit une belle analyse du processus d’aliénation amoureux.

Marcela Iacub

Pour certaines personnes, il est si difficile de s’aimer et de s’accepter qu’elles préfèrent adorer des comédiens, des chanteurs, des sportifs, des politiques ou autres célébrités. Elles les suivent partout, remplissent leurs maisons de leurs affiches, connaissent par cœur leurs chansons, leurs discours ou leurs livres. Grâce à cette identification à leur idole, ces pauvres créatures ont l’illusion de réparer l’image brisée qu’elles ont d’elles-mêmes.

C’est dans cette situation pénible que se trouve Muriel (Sandrine Kiberlain), au début d’Elle l’adore, le premier film de Jeanne Herry. Ce personnage est si paumé que, outre consacrer son temps libre à adorer Vincent Lacroix (Laurent Lafitte), son chanteur préféré, il ne cesse de mentir pour s’agrandir aux yeux de ses proches. Mais un jour son idole a un terrible pépin: sa compagne meurt d’une manière accidentelle alors qu’ils étaient en train de se disputer. Impossible d’imaginer que la police va croire à la véritable version des faits. Il faut qu’il se débarrasse au plus vite du cadavre. C’est alors que Vincent Lacroix pense à Muriel: une fan aussi inconditionnelle n’osera pas lui refuser son aide. Car qu’est-elle d’autre pour lui qu’un pauvre esclave à qui il est censé pouvoir tout demander?

Le célèbre chanteur place le cadavre de sa compagne dans la voiture de Muriel sans que cette dernière le sache. Il lui demande de se rendre en Suisse sans regarder ce qu’il y a dans le coffre pour que la sœur du chanteur fasse disparaître le corps encombrant. Bref, l’idole demande à Muriel de risquer sa liberté, car elle pourrait être condamnée à sa place. Plus encore: il lui demande de se soumettre sans la moindre condition, la misérable n’ayant même pas le droit de savoir ce qu’elle fait ou ce qu’elle risque. Et, bien évidemment, la fan accepte sans sourciller. Comment pourrait-elle imaginer qu’un être aussi pur et aussi parfait que Vincent Lacroix puisse lui faire ou lui vouloir du mal, à elle ou à quiconque?

D’esclave à maître

Or le hasard fait que les choses ne se passent pas comme Vincent les avait imaginées. Cette inadéquation des faits aux plans du chanteur va permettre petit à petit à Muriel d’opérer une véritable révolution personnelle. Et ce, non pas parce que d’esclave elle devient le maître de Vincent Lacroix – Jeanne Harry a l’intelligence de nous épargner une issue aussi convenue. Ce que Muriel va faire, c’est tout simplement sortir dans son for intérieur de la situation d’aliénation dans laquelle elle se trouvait au regard de son idole. Elle y réussit par les moyens de la désillusion. Elle se sauve parce qu’elle ose voir la petitesse de son idole. Si, par la suite, elle arrive sinon à s’aimer tout au moins à ne plus se mépriser, ce n’est donc pas parce qu’elle aurait fini par se trouver des qualités insoupçonnables. Ce qui lui arrive est beaucoup plus intéressant: elle peut voir la petitesse et la misère chez les êtres qu’elle croyait sans faille.

Cette clairvoyance permet à Muriel de sortir de l’enfance, cette période pendant laquelle on croit qu’il y a des êtres surpuissants auxquels nous ne pouvons pas nous comparer. C’est ainsi qu’elle peut envisager de vivre sa vie à elle sans être accablée par la honte et par la peur. Or ce qui arrivait à Muriel avant sa conversion n’est au fond qu’une exagération des processus d’aliénation très courants.

L’origine des injustices

Comment pourrait fonctionner le système de la célébrité si nous ne croyions pas qu’il y a des êtres doués de capacités extraordinaires et supérieures aux nôtres? Comment les femmes penseraient-elles que les hommes ont des moyens intellectuels dont elles seraient dépourvues? Comment les personnes les moins qualifiées par le système scolaire accepteraient-elles de gagner si peu pour le travail souvent pénible qu’elles réalisent? Comment, en substance, les dominés accepteraient-ils leur condition s’ils ne se faisaient pas des illusions sur les qualités extraordinaires de ceux qui les dominent?

C’est pourquoi Jeanne Herry dévoile à travers l’histoire de Muriel les supercheries qui rendent possibles les injustices qui taraudent le monde. Ce sont ces illusions infantiles qui expliquent pourquoi nous supportons les inégalités sans protester ainsi que, parfois, les formes inappropriées que peuvent prendre nos révoltes. Car ce n’est pas la faute de ceux qui nous dominent si nous n’avons pas le courage qu’a eu Muriel de les voir tels qu’ils sont.

Et peu importe que le film soit mal fait à tous points de vue, que l’intrigue soit invraisemblable, que le jeu d’acteurs laisse à désirer. Tous ces défauts donnent à Elle l’adore encore plus de force que s’il avait été un film parfait. Car, en s’y prenant ainsi, la réalisatrice nous montre que nos vies et toutes les belles choses que nous pouvons y faire fonctionnent de la même manière que son film. Elles dépendent moins de notre expertise que de notre audace, moins de notre obéissance aux savoir-faire établis qu’aux transgressions auxquelles nous mène la confiance que nous nous accordons enfin.

«Elle l’adore».
De Jeanne Herry. Avec Sandrine Kiberlain, Laurent Lafitte. France, 1 h 45.


Marcela Iacub
La juriste, essayiste et chercheuse franco-argentine publie chaque mois dans L’Hebdo un essai sur un film d’actualité.

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