Le quotidien est fait de sable. Mathilde Vischer plante une forêt de mots pour le retenir. Oh, il n’est pas très dense, ce bosquet fait de fragments épars mais précieux. Ce sont ces petits vertiges du quotidien pendant lesquels la vie paraît trop lourde, et à la fois irréelle, que l’écrivaine récolte. Avant qu’il ne reste de nos existences «que le bruit du vent dans les arbres».
La première section de son recueil bifurque sans cesse d’un personnage à un autre. Les corps se confrontent à la nature. Une menace plane, de l’érotisme aussi, un trop-plein de tendresse et l’appel du vide. La seconde section donne voix à une femme qui a perdu son enfant. Alors les mots forment une «cicatrice» pour incarner la douleur. Le corps de la femme doit être «lavé», organe après organe (ovaires, bronches, reins), à une fontaine. Voici une belle réinterprétation du thème de la femme puisant de l’eau, cher aux peintres des siècles passés. La dernière section, la plus simple et la plus belle, parle d’un photographe qui tente de réparer la fracture des jours par l’amour. A son aimée, il adresse ces mots: «Vous êtes le regard que je suis, le sable que je transporte en vain d’une nuit à l’autre, le geste du tremble, le tintement de la porte au sortir du matin.»
Ces textes se situent à la lisière, entre le corps et le monde, entre la pensée et la peau. Car, chez Mathilde Vischer, tout passe par le corps. Même s’il faillira, il est cette précieuse porte d’entrée, la seule, vers la transcendance.
Lisières est le premier recueil signé par cette professeure à la Faculté de traduction et d’interprétation de Genève. Une passeuse des textes des Tessinois Fabio Pusterla, Pierre Lepori et Alberto Nessi. Il s’agit davantage de prose et, parfois, les textes gagneraient à raisonner moins, pour résonner davantage. Mais le refus du lyrisme, la présence de la vie concrète touchent infiniment. L’universitaire aguerrie sait mettre en sourdine son érudition pour laisser parler l’intelligence du corps.