Destins.«Ni guerre ni paix» et «Le journal de Léna», deux journaux intimes de jeunes filles tenus durant la Seconde Guerre mondiale, nous plongent dans leur intimité bouleversée. Passionnant.
Léna Moukhina commence à tenir son journal le 22 mai 1941. Elle a 16 ans, elle passe ses examens de fin de scolarité, elle est amoureuse d’un certain Vovka et dans quelques semaines, le 22 juin, les nazis envahiront l’URSS. Il s’achève le 25 mai 1942, jour où Léna écrit qu’elle espère être évacuée. Ce qui devait être le journal d’une lycéenne fantasque, un peu introvertie et solitaire se transforme en un témoignage bouleversant d’une adolescente prise au piège du plus long siège (872 jours) jamais subi par une ville moderne.
Marcelle Gafner a 23 ans lorsque la guerre éclate en 1939. Elle vit avec ses parents et sa sœur avenue de Rumine 53 à Lausanne. Son père est banquier. Elle commence son journal le 1er septembre, veille de la mobilisation générale suisse et jour du départ de son fiancé Raymond, lieutenant d’infanterie. Une semaine plus tard, elle doit commencer à enseigner comme maîtresse à l’Ecole supérieure et Gymnase de jeunes filles, avenue de Villamont. Au jour le jour jusqu’en été 1941, puis irrégulièrement jusqu’en mai 1945, elle note dans un cahier quadrillé les détails de sa vie quotidienne ainsi que les nouvelles de la guerre qu’elle entend à la radio ou lit dans les journaux.
Léna a survécu à la guerre, décédant à Moscou en 1991 à l’âge de 66 ans (lire encadré). Marcelle, 98 ans, vit dans une maison de retraite de la Côte vaudoise. Ni guerre ni paix, le journal de Marcelle Gafner, n’a évidemment rien à voir avec Le journal de Léna. A Leningrad, une personne sur trois meurt de faim, de froid, de maladie et d’épuisement lors du siège allemand. Léna se retrouve seule, sa mère puis sa tante décèdent de faim et de maladie. Sa survie tient du miracle. A Lausanne, malgré la proximité des troupes allemandes, les tickets de rationnement et l’éloignement de son fiancé, Marcelle n’a rien à craindre pour sa vie. Elle se marie même le 3 janvier 1942, emménage dans un nouvel appartement, donne naissance à sa fille Catherine en 1943. «Je n’ai pas le temps de m’intéresser aux événements car je suis très occupée par les préparatifs de mon mariage», écrit-elle en décembre 1941.
Emotions et sentiments cousins
L’intérêt de croiser leur lecture est immense: Léna et Marcelle vivent en direct, pour nous lecteurs de 2014, cette Seconde Guerre mondiale que nous ne cessons d’interroger. Elles témoignent de ce genre littéraire si précieux pour les historiens: le journal de jeune fille, celui d’Anne Frank représentant l’absolu dramatique du genre. Léna comme Marcelle, à des degrés divers, vivent des émotions et des sentiments cousins. Contrairement à nous, pas plus Léna que Marcelle ne savent comment la guerre va tourner, combien de temps elle va durer, si demain les bombes tomberont sur leur maison ou pas. En décembre 1941, lors de la nouvelle de l’entrée en guerre du Japon, les gens paniquent ainsi en Suisse, dévalisant les magasins. A Lausanne comme en Russie, la peur est là, peur du lendemain, peur de la guerre, peur de perdre son homme mobilisé aux frontières, angoisse devant un monde qui explose de partout.
On lit le journal de Léna comme le témoignage stupéfiant de la survie d’une adolescente en milieu terriblement hostile, qui commence par creuser de simples tranchées dans la ville avant, quelques mois plus tard, de porter le corps de sa mère à la morgue. On la voit courir entre le lycée qui donne encore quelques cours et l’hôpital où elle est réquisitionnée, voyant défiler morts et blessés, passant de longues heures dans les abris sous terre ou dans son lit, affamée et transie de froid, seule, pleurant sa mère. Le journal de Marcelle nous intéresse moins par son sensationnalisme que parce qu’il nous concerne de près, parlant de nous, de nos villes, de la vie des hommes et des femmes lors d’années dont de moins en moins d’entre nous peuvent se souvenir.
Ni Léna ni Marcelle n’oublient leur vie amoureuse: Léna pense souvent à Vovka et, même sous les bombes, jalouse les filles qui ont déjà eu des expériences amoureuses. Marcelle, quant à elle, écrit régulièrement à son fiancé Raymond, mobilisé, à qui elle rend visite autant qu’elle peut. Le journal de Léna déborde d’une vitalité à peine croyable. «C’est bien de vivre dans l’attente de quelque chose. Tous ces derniers jours, c’est cette attente qui m’a fait vivre», écrit-elle peu avant d’être évacuée vers Gorki, après avoir tout perdu, famille, amis, maison. En comparaison, Marcelle la Lausannoise apparaît pessimiste. «L’avenir est un grand mur derrière lequel il y a un grand vide, ou des choses effroyables. Je nous vois sombrant peu à peu dans un nouveau barbarisme. Je ne crois plus à la fin de la guerre», écrit-elle le 22 mars 1944. Si le patriotisme de Léna est à toute épreuve – «Je suis fière d’être une habitante de Leningrad en ce moment… Les bottes allemandes ne fouleront pas nos rues. Ce n’est que lorsque le dernier des Leningradois sera mort que l’ennemi pénétrera dans notre ville» –, prudente, humaniste, Marcelle espère surtout que la neutralité de la Suisse sera respectée et craint Moscou quasi autant que le nazisme. En mai 1945, lorsque Mussolini puis 15 hommes de la «résistance» sont fusillés et leurs corps pendus par les pieds en public, elle écrit: «Maintenant, ce sont les autres qui ont le dessus mais les procédés restent les mêmes… Alors à quoi bon?» Lucide, elle ne pourra que remarquer, le 25 juin 1945, «l’hostilité plus ou moins marquée du monde entier contre la Suisse».
Elles écrivent…
Journal de Marcelle, 22 juin 1941
«Les forces allemandes ont envahi la Russie à 5 heures du matin (…) Je donne à la Russie un maximum de 3 semaines de résistance.»
Journal de Léna, 22 juin 1941
«(…) A 4 heures du matin, les armées allemandes (…) ont commencé leur offensive (…) La pire des choses auxquelles on pouvait s’attendre a eu lieu. Nous vaincrons, mais (…) ce sera une guerre cruelle et acharnée.»
Journal de Léna, 2 janvier 1942
«Nous vivons comme les hommes des cavernes. (…) Ici on crève de faim, on tombe comme des mouches.»
Journal de Marcelle, 4 mars 1942
«La viande est rationnée, (…) donnant droit à 2 kg de viande par mois et par personne. (…) Comme nous sommes à court d’électricité (…) plus de bains ou par des moyens préhistoriques.»
Journal de Léna, 27 mars 1942
«Mon cher et précieux ami, mon journal, je n’ai plus que toi (…) Je te confie tous mes chagrins et mes peines. (…) Conserve ma triste histoire dans tes pages et (…) raconte-la.»
Journal de Marcelle, 27 septembre 1939
«J’ai commencé ce cahier sans but. Maintenant je le poursuis pour Riquet (…) Il nous retrouvera menant une existence bien changée. Peut-être cela l’intéressera de voir, par ce cahier, comment petit à petit tout s’est transformé. Vie matérielle et morale, pensée, conception, etc.»
Marcelle Gafner née Lambert
Née le 12 janvier 1916 à Epinal d’un père banquier, elle vit à Paris puis à Gênes avant de s’installer à Vevey puis à Lausanne avec sa famille en 1930. Elle suit des cours à l’Université de Londres puis à Paris.
Elle se fiance en octobre 1939 avec Raymond Gafner, mobilisé dès le premier jour. Elle enseigne à l’Ecole supérieure de jeunes filles de Lausanne de 1939 à 1943.
A la fin de la guerre, elle devient la collaboratrice de son mari, docteur en droit, nommé en 1954 directeur de l’Hôpital cantonal de Lausanne, député au Grand Conseil, président du Parti radical vaudois, membre du Comité international olympique dès 1969. Veuve, Marcelle Gafner vit dans une maison de repos de la Côte vaudoise. Son journal de guerre resta enfoui dans ses tiroirs jusqu’au moment où, au décès de son mari en 2002, elle confia aux Archives cantonales vaudoises les écrits et papiers familiaux. Sa fille Ariane, détentrice d’une partie de ces documents, repère le journal et décide de le faire publier. C’est Ethno-Doc, un groupe composé d’historiens et d’archivistes bénévoles, qui supervise pour les Editions d’En Bas la mise en valeur de son témoignage.
Léna Moukhina
Née à Oufa le 21 novembre 1924, Léna vit à Leningrad dans les années 30 avec sa mère puis sa tante qui meurent successivement en 1941 et 1942. Après le siège de Leningrad, Léna est évacuée vers Gorki. La guerre finie, elle revient à Leningrad et fait une formation d’artiste mosaïste. Sans travail, elle se retrouve à dessiner des affiches de propagande en Sibérie, puis travaille à Moscou comme décoratrice dans une usine. Depuis les années 60, elle travaille comme dessinatrice à domicile pour une entreprise textile. Elle décède à Moscou en 1991.
Son journal a été déposé en 1962 par un inconnu aux Archives nationales de Saint-Pétersbourg, ex-Leningrad, dans un fonds regroupant des centaines d’autres journaux et carnets écrits durant le siège. Il a été publié en 2011 en Russie à l’occasion du 70e anniversaire du blocus de Leningrad et traduit dans une quinzaine de pays.