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La Plage, à livre ouvert

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Mercredi, 31 Juillet, 2013 - 05:58

La romancière Corinne Desarzens a permis la renaissance du restaurant La Plage à Nyon. Une aventure bouleversante en mémoire à ses deux frères disparus.

La buvette de la Plage, à Nyon, rouvre ses portes, métamorphosée en restaurant grâce à la générosité de l’écrivain Corinne Desarzens. Tout est dit, et rien n’est dit. Parce que cette aventure a été voulue et conduite par l’une des plus grandes romancières suisses. Alors, évidemment, boire un apéritif ou manger une glace à la Plage revient un peu à entrer dans un roman. La Plage, c’est son œuvre la plus ouverte, dans laquelle chaque visiteur est invité à écrire quelques phrases, ou un chapitre.

Tartes aux fruits. Pêcheurs professionnels, les frères jumeaux de Corinne Desarzens aimaient la plage des Trois-Jetées à Nyon. Ils possédaient, tout près, une cabane de pêcheur. Luc et Frédéric faisaient tout en miroir. En 1998, Luc s’est suicidé. En 2004, à la même date, Frédéric l’a suivi dans la mort. L’histoire des jumeaux et de leur famille «brillamment équipée pour l’échec» avait donné lieu à un roman superbe, Poisson-Tambour, en 2005, aux Editions Bernard Campiche. Un roman de papier, cette fois. Les frères s’y appelaient Vincent et Frédéric. La première phrase donnait le ton: «On ne connaît pas ses proches.»

La Plage raconte un récit plus gai. C’est un lieu de fête et il n’est pas rare que des inconnus, à l’ombre du grand arbre de la terrasse, rapprochent leurs tables pour se parler et trinquer. Les frères avaient manifesté l’envie d’ouvrir un restaurant. «Ils souhaitaient qu’on y trouve deux choses, se souvient Corinne Desarzens, des tartes aux fruits hyperjuteuses et copieusement garnies – pas les rations de paroissien! – et des plats cuisinés avec des poissons du lac, très généreux, là encore.» Aujourd’hui, elle a réalisé leur rêve.

A cœur ouvert. L’idée germe en 2007: réhabiliter ce bâtiment de 1937, des anciens bains publics devenus un dépôt à l’abandon et une buvette sommaire. Pour cela, Corinne Desarzens crée la Fondation des Jumeaux. Elle financera les travaux avec l’héritage de ses frères. Les lieux appartiennent à la ville. Daniel Rossellat, syndic de Nyon, donne son feu vert. Un bail gratuit de vingt ans est octroyé en échange de la réhabilitation des lieux.

Depuis octobre 2012, une trentaine de personnes ont travaillé sur le chantier. Il a fallu partir de zéro; «couler la chape était comme réaliser une opération à cœur ouvert.» Il y a eu des larmes aussi. Pierre-Alain Bertola, illustrateur, bédéiste, décorateur, «Le» médiateur qui a facilité toute l’opération, est décédé pendant le chantier.

Dîner au fond de la mer. De nombreuses autres personnalités traversent les pages de la Plage. Charlotte Hauser, fille de l’écrivain, a contribué à l’élaboration de la marque graphique des lieux. Les architectes du bureau Envar ont dû ronger leur frein, en butte à la soif de fantaisie de Corinne Desarzens (la salle de bain rose pétant a donné lieu à d’âpres discussions). Il y a eu aussi le fellinien «Lion de l’Himalaya», à savoir l’éclairagiste Michele Dalla Favera. Et un spécialiste des pigments et des revêtements de sols, Mauro, un Italo-Tchèque que Corinne Desarzens vient d’accompagner, en moto, dans sa République tchèque natale – chez elle, une histoire en amène d’autres, il faut suivre.

Sans oublier bien sûr René Damond, «un seigneur, le play-boy des bacs à sable», qui a peint le sol de la salle à manger. «Une œuvre d’art. Je me mets à plat ventre dessus et je suis heureuse.» Un sol bleu liquide, brillant et profond. Comme ses yeux, à elle. (Les compliments la gênent, elle aimerait disparaître.) «Lorsque René travaillait, la couleur avançait comme une marée. On buvait chacun de ses gestes. Regardez, on dirait que c’est de l’eau.»

Elle bifurque, véloce comme un poisson, parle de petits crabes bleus, admirés sur une plage de Tanzanie. On pourrait penser qu’elle prend la fuite. Non, elle va à l’essentiel. «La vie, c’est fait de petits instants. Il n’y en a pas beaucoup, mais ça nous nourrit longtemps.»

Sur le deck, au-dessus de la buvette, une belle jeune fille fait son apparition. Elle porte une robe du même rose pétant que les toilettes de l’établissement. On dirait qu’elle s’est échappée de leurs murs.

L’écrivain ne voulait pas de béton gris, pas de tristesse. «C’est un projet poétique, personnel. Il ne fallait pas le laminer, aller dans le standard. Mais il a fallu se battre.» La rampe d’accès à la Plage, elle l’a recouverte de dessins naïfs, toujours avec son ami d’enfance René Damond. Des lézards, des serpents, des poissons s’y ébattent. Et puis «un cœur idiot, en bas», qu’elle voulait effacer. Trop tard. En entrant ici, on abandonne toute forme de snobisme.

Pendant quelques minutes, le lac ressemble au sol du restaurant. On lui demande de parler encore de ses frères. C’est ici, sur la plage des Trois-Jetées, qu’elle a appris à nager à l’âge de 6 ans. Seule. Ses frères avaient quatre ans de moins qu’elle. Au détour d’une phrase, elle glisse: «La prochaine, c’était moi.» Puis aussitôt s’émerveille: «C’est juste extraordinaire d’être là, non? Vous aimez? Vous aimez vraiment?» Oui, vraiment. Elle est rassurée. «Il faut être perméable. Les rencontres arrivent à n’importe qui. Mais certains préfèrent laisser passer les occasions, ils ont peur d’être abandonnés. Et les occasions ne reviennent pas deux fois.» Dans l’un de ses courriels, le lendemain, ce slogan de mai 1968: «Seuls les poissons morts descendent le courant.»

Restaurant La Plage,  route de Genève, Nyon. Ouverture du 1er mai au 30 octobre.

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Mercedes Riedy
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